jeudi 19 juin 2014

Relâche pour cause de déplacement.









Il n’y a pas de mer dans le jardin d’Éden. L’horizon liquide à la surface duquel l’œil se perd ne peut s’intégrer au paysage clos du paradis. 

     Vouloir pénétrer les mystères de l’océan, c’est frôler le sacrilège, comme vouloir percer l’insondable nature divine.


"Le territoire du vide, l’Occident et le désir du rivage" d' Alain Corbin

dimanche 8 juin 2014

Choses vues à Roland

 
Sur la cancha de terre battue, il y a deux hommes qui se battent, et qui transpirent.

Aux changements de côté, la caméra parcourt les rangées des happy few. Ceux des premières loges. 
Les nantis sont là pour regarder, mais aussi pour être regardés. C’est la crème : chauds bizze qui se font la bise, vedettes du monde politique et médiatique en tenue informelle. Dans ce petit monde, tout le monde se connaît, et on s’appelle par les prénoms. C'est le "vivre ensemble" dans le monde des loges. 
Sur les têtes, de jolis simili-panamas, le blanc souligné de rouge, cadeau de l’organisation. Des éventails s’agitent paresseusement. On respecte les traditions, à Roland. C’est le beau monde, qui va annuellement à « Roland ».
Car on va à « Roland » comme on allait autrefois à Saint Trop’. Tradition.

" Sennnsacional !" s'exclame le commentateur. Dans les loges, entre les bavardages et les congratulations, on applaudit les coups gagnants. On est sportif, aussi. Un peu plus pour Nadal, parce qu’il est Espagnol ? Un peu plus pour « Djoko », car c’est le challenger ? Il y aurait un Français, on pourrait montrer un patriotisme de bon aloi.
 Attention ! Pas de chauvinisme, comme chez ceux des hauts gradins et des bas moins bons revenus. Rien à voir entre la crème et la plèbe – qui d’ailleurs ne voit rien, vue la distance.

Des Français, dans le tournoi, c’est fini depuis les quarts. Comme d’habitude. Ce n’est pourtant pas qu’on manque d’infrastructures pour les champions en herbe. On n’est pas non plus en reste de dirigeants. Côté dirigeants, présidents, et tout le staff qui va avec, on est sans doute les champions du monde. Ça pullule, comme à l'Assemblée nationale, au Sénat, dans les Conseils généraux, départementaux, régionaux... dont il paraît que le nombre va fondre, comme la neige sous les rayons du Roi Soleil Solex. 
Il serait logique, au vu de cette armée mexicaine, que nos tennismen surclassâssent les joueurs venus de pays aussi minables que la Serbie, la Lettonie, la Hongrie, la Pologne et j'en passe.
Que nenni. La fabrique de champions ne produit que des seconds couteaux, talentueux mais bon... Des seconds couteaux, même sympathiques comme Monfils ou Tsonga. Mais pas de têtes d’affiche issus de cette grosse machine tournant à plein régime pour les former.
Beaucoup de ceux et celles qui ont fait une carrière au sommet (Pioline, Tauziat) ont préféré un parcours atypique. Bizarre. Peut-être ne forme-t-on pas un champion en couveuse, comme sont formés nos actuels dirigeants…
Yannick, pourquoi nous as-tu abandonnés ! (Noah, qui soit dit en passant, jouait comme un sabot, toutes proportions gardées).

Gain du troisième set, Nadal. Une caméra placée très haut montre une vue de Paris, depuis l'enclos où bavarde le petit monde des loges jusqu'à la ceinture grise des banlieues où s'agite un autre monde, inconnu du premier. On entend des « allez rafa », qui répondent aux « allez Djoko ».  Je commande un deuxième café à Paola.
Paola, vingt ans, ravissante et indifférente à la petite balle jaune. Elle baille. Hier soir, elle a dansé jusqu’à deux heures du matin, avec son esposo, dans le dancing local. Elle vient d’être embauchée comme serveuse.  Elle gagne six mille Lempiras par mois (trois cents dollars US). Son mari, huit mille comme pompiste à la gazolinera du coin. Loyer, mille cinq cents. Restent pour le couple quelque six cents dollars. On vit avec ça au Honduras, avis aux futurs expatriés.

Nadal s’envole. Sur les tee-shirts BNP des ramasseurs de balle, « we are tennis.com ». Sur les banderoles, « The bank for a changing world ». D’autres traduisent, pour les illettrés : « La banque d’un monde qui change ». Nous voici rassurés.

Quelques pubs, sur ESPN. Un portrait de Nadal maquillé comme une voiture volée, souriant. Le taureau ibérique ferait de la promo pour l’interchangeabilité des sexes, entre deux coups de raquette ? Pour me rassurer, j’irai sur Google.

Derniers points. Nadal vainqueur. Les deux champions ont honnêtement gagné leur vie. Ceux des premières loges, on n’en est pas vraiment certain, qu'ils gagnent leur vie à la sueur de leur front. Les bonnes places, comme dans les loges de Roland, ce sont celles où on est invité.

C’est Hidalgo qui va être contente, qui soutenait Nadal « parce qu’il est Espagnol, et qu’elle est d’origine espagnole ».

On a les dirigeant(e)s, et les champions, qu'on mérite.

lundi 2 juin 2014

Lettres à Bécassine

 
«  Tu ne m’en voudras pas de ce prénom, Bécassine. Ton véritable patronyme a beaucoup changé, mais tu es restée la même, à peu près, depuis un demi-siècle.

«  Quand j’étais petit et que je lisais « La Semaine de Suzette (comme le temps passe), j’adorais Bécassine, personnification de la brave idiote, de la gourde aux bons sentiments, de la naïve au cœur d’or… Bref, chère Bécassine, une incarnation de l’étourderie de bonne foi, cette foi qui soulève les montagnes et rassemble les manifestants.

«  L’autre jour, tu étais à Lyon, Paris, Marseille, Rennes ou Bordeaux, contre le « F Haine », éternelle et omniprésente Bécassine. Oh, vous n’étiez pas bien nombreux, mais tu étais là, fidèle au poste, avec tes copines et tes copains.

«  Il y a exactement quarante-six ans, tu étais là aussi. Tu avais le même âge, dix-sept ans. Le temps n’a pas de prise sur ta jolie frimousse et tes courtes idées. Tu criais « CRS SS » avec Cohn-Bendit. À l’époque, dans le feu de l’action, tu as écarté les cuisses au nom de la libération des femmes et de la liberté. Plus tard, tu t’en serais repentie, si les Dieux ne t’avaient doté de l’éternelle jeunesse.

« Tu avais toujours dix-sept ans, chaque fois qu’il a fallu défiler. En 1981, c’était à propos de l’attentat de la rue Copernic. Tu étais contre l’antisémitisme. C’est très bien, d’être contre l’antisémitisme. Je t’ai envoyé à l’époque une petite lettre, te faisant remarquer que la droite n’y était pour rien. Les antisémites n’étaient pas ceux que tu croyais. Tu ne m’as pas répondu.

« Tu as défilé, inlassablement. Il y a tant de motifs. Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen, la loi Fillon, les expulsions de sans-papiers, les skinheads de Carpentras, la réforme Devaquet… pour Leonarda, contre le CPE, pour le mariage homosexuel, contre les « discriminations du genre »…

J’étais stupéfait, et je te l’ai dit. 

Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans embrigadés 

aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir 

pour accroître leurs privilèges

 montrait à quel point on était arrivé à vous décerveler.

 

«  Je m’y perds, j’ai l’excuse de l’âge. Soixante-dix et des mèches. Toi, tu as toujours dix-sept ans. Parfois, j’ai essayé de te rencontrer, au milieu de la foule : ton enthousiasme juvénile, la conviction avec laquelle tu m’aurais fait part de tes valeurs, m’auraient sans doute convaincu. Hélas, vous aviez toutes le visage de Bécassine.

«  Je t’ai de nouveau écrit. C’était, je me souviens, à l’occasion de la manif’ contre la réforme des retraites, en octobre 2010. Là, c’était impressionnant. Les lycées bloqués, des milliers lycéens dans la rue. Un garçon avait été grièvement blessé à Montreuil.

«  J’étais stupéfait, et je te l’ai dit. Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans embrigadés aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir pour accroître leurs privilèges montrait à quel point on était arrivé à vous décerveler.

«  J’ai retrouvé ma lettre, dans un tas de vieux papiers ; une lettre toute gentille. Tu aurais pu être ma fille.

«  Chère Bécassine,
Tu es en grève, comme beaucoup de tes camarades d’établissement. Sans doute vas-tu, de temps en temps, défiler, porter des banderoles, crier des slogans. C’est tellement ludique.
Mais comme tu es une jeune fille réfléchie, tu ne te contentes pas de t’amuser. Tu veux comprendre pourquoi tu participes à ce carnaval... Je veux dire à ce mouvement. Tu poses des questions avisées. On te donne des réponses, qui semblent raisonnables.
Tu es élève en terminale L. Tu t’exerces à la philosophie. L’un des premiers enseignements de la philosophie, c’est de ne pas se fier, comme les prisonniers de la caverne, à l’apparence des choses.
Quand tu défiles, la foule semble innombrable. Quelle impression de force irrésistible dans toutes ces personnes marchant ensemble ! N’oublie pas, néanmoins, qu’elles se chiffrent par centaines de milliers, tout au plus. Un pays comme la France compte des dizaines de millions de citoyens. Ce n’est pas le même ordre de grandeur.
Mais qui est dans la rue ? Je vais essayer, de mon point de vue, de te le dire.
Il y a les fonctionnaires et assimilés, bénéficiaires de l’emploi à vie ; ensuite, les improductifs, qui sont dans la rue parce qu’ils croient, à tort, n’avoir rien à perdre ; en troisième lieu, les niais – pardonne-moi si tu te sens visée -, qui ont bon cœur et sont sensibles aux concepts creux de justice sociale, pauvreté, exclusion, mais niais, parce qu’ils soutiennent « ceux qui sont la cause des effets qu’ils déplorent », la caste des privilégiés.
Il y a les agités, qui cherchent la convivialité et le plaisir de se retrouver ensemble.
Il y a les malins, ceux qui voient dans tout mouvement de masse une opportunité pour jouer des coudes. Ceux-là, si l’ambition et la chance les accompagnent, on les retrouvera plus tard aux bonnes places. Tu les reconnaîtras : ceux qu’on voyait à la télé, qui tiennent les mégaphones, et qui s’exercent à l’un des plus vieux métiers du monde : gardien de moutons.
Il y a enfin les casseurs, peut-être les seuls à savoir vraiment ce qu’ils veulent, et agissent en conséquence. »

«  On est en 2014, et tu as toujours dix-sept ans. L’autre jour, donc, tu as marché contre le retour du fascisme. Des groupes de jeunes vous auraient importunés, des noirs et des maghrébins.

« Chère Bécassine,
Tu m’étonnes. J’ai peine à te croire. Tu devrais savoir qu’il n’y a aucune violence chez les immigrés, sauf celle, légitime, que provoque leur ostracisation, leurs difficultés pour trouver un emploi, leur enfermement dans des ghettos, leur pauvreté, tous ces maux dont sont responsables les Français inhospitaliers et racistes.
Es-tu bien certaine que ceux que tu nommes sur ta page Facebook « ces enfoirés de casseurs » n’étaient pas de ces provocateurs soudoyés par le Front National pour vous leurrer, toi et tes amis, qui défilez courageusement contre le retour de la bête immonde ?
Je crains qu’un malentendu ne fasse vaciller tes convictions éternellement fraîches et candides.
Bécassine, rassure-moi !
Tu es comme moi d’origine bretonne, mais tu le sais, nous sommes tous des descendants d’immigrés. L’immigration est un bienfait, tu m’en as persuadé.

Bécassine, à ce jour, ne m’a pas répondu. Je sais qu’elle a du mal avec le second degré, cette chère Bécassine.

samedi 24 mai 2014

Réflexions sur une dame lilloise

 
Chacun se souvient de ce petit drame qui s’est joué sur une ligne du métro de Lille. Une femme, mère de famille, harcelée et molestée par un ivrogne.
Assez banal.
Ce qui a retenu l’attention des observateurs (dont aucun n’était sur place, et n’a donc rien observé du tout), c’est la passivité des voyageurs, tous des hommes, allant jusqu’à quitter le wagon pour ne pas être importunés par la scène.
Oh ! Si l’on en a glosé !
Quelle lâcheté ! ont renchéri les courageux de la plume, qui me font irrésistiblement penser à ces « résistants » qui, un demi-siècle plus tard, n’en finissent pas de bouter hors de France la peste brune, à coups de micro naturellement.

Deux réflexions me viennent à l’esprit (que j’ai fort lent, ce billet en est la preuve).
Oncques, ne vais-je point développer celui de la lâcheté. Le pochard était seul. La bouteille d’alcool pouvait servir d’arme, mais c’était néanmoins un adversaire de peu de poids pour une dizaine d’hommes agissant de concert. On ne dit rien de sa corpulence. D’ailleurs, la grosse presse ne dit rien qui puisse expliquer quoi que ce soit. Pas de photo. Pas d’extrait d’une bande magnétique des caméras de surveillance. Voilà des journalistes bien peu curieux.

Si. On a appris le prénom de l’agresseur. Ce n’était ni Kévin ni Emmanuel, ni David ni Christian. Il s’agissait d’un Abdelnour, qui a écopé sur l’heure de dix-huit mois de tôle. On a appris aussi que les voyageurs étaient d’ignobles mâles passifs, dont on retrouverait la trace. Na !
On attend toujours, d’ailleurs. Nous vivons à l’heure de l’instantané. Le téléspectateur digère son brouet quotidien, et une soupe tièdasse chasse la précédente.

Opération de com’ ?


Votre serviteur, dont le mode de vie, enviable par ceux qui l’ignorent, met à l’abri du tapage médiatique, en vient à sa première question. La justice en courroux se serait-elle montrée aussi ferme et rapide si l’agresseur s’était prénommé Kévin ou Christian ?
Je n’oublie pas que c’est un emmerdeur itératif qu’il est « défavorablement connu des services de police », mais quand même… Il en est tant, des « défavorablement », arrêtés pour la quinzième fois, qui gambadent librement loin de nos prisons, si attractives qu’elles sont surpeuplées, malgré les efforts de Taubira-karaoké.
Qu’on ne me croit pas en train de défendre les immigrés en général, que je considère comme indésirables, pour tout un tas de raisons et d’abord celui de leur nombre ; mais quand même, ce jugement rapide, cela me semble assez… démonstratif.
La clique au pouvoir voulait-elle envoyer un message aux Français ? « Vous voyez, on ne laisse rien passer. L’alcoolo excité, au trou. »
(On oublie les gangs de dealers, ça mettrait les cités en ébullition. Mais le pochard aux mains baladeuses, hop, derrière les barreaux. Même s’il s’appelle Abdelnour)
Message reçu ? La Fronze est rassurée. Pourquoi voter FN. Nous sommes là, avec Manu-les-valseuses à la barre.
Et devant leur télé, bobonne à sa moitié, qui a voté FN aux dernières élections : « Tu vois, toi qui parles toujours des étrangers et de l’insécurité, on peut « leur » faire confiance. « Ils » ne laissent rien passer. »
(Sauf les caïds en Ferrari, bien sûr)
Message reçu ? Abdelnour en tôle, cela vous signe « une autre politique », non ?
Opération de com’, le musulman, cependant alcoolisé, envoyé au ballon pour conduite (pour le moins) indélicate, c’était ma première réflexion.

« De quoi tu te mêles, connard ! »


La seconde m’est suggérée par l’unanime mise au pilori des passagers dont la couardise a été stigmatisée.
Personne n’étant là pour les défendre, et l’affaire étant déjà oubliée, je leur donne fictivement la parole. Qu’ont-ils à dire pour leur défense ?

1 - Je ne suis pas courageux, je le sais. Un coup, ça fait mal.
2 - Ça s’est passé très vite, je n’y comprenais rien.
3 - J’ai cru qu’ils se connaissaient. Il m’est arrivé une histoire du même genre, et c’est la femme qui s’est retournée contre moi : « De quoi tu te mêles, connard ! »
4 - Ça n’est pas mes affaires, ce genre d’histoire. Je suis un type pacifique.
5 - Ça n’est pas mon problème, la police est là pour ça, je paie assez d’impôts.
6 - Il y a sans arrêt des agressions dans ce métro. Ils ne font rien, tant pis pour eux.
7 - J’allais y aller, mais je me suis dit : où ça va me mener ? Les flics, une enquête… et j’avais déjà raté le « Vingt heures ».
8 - Avec la mentalité d’aujourd’hui, c’est moi qu’on aurait accusé. Je lui aurais pété quelques dents, il aurait fallu que je paie le dentiste !
9 - S’il n’y avait pas eu la bouteille… Il la cassait, et… Avec ces types-là, on peut s’attendre à tout.
10 - Elle n’avait qu’à se débrouiller. Je ne la connais pas, moi, cette bonne femme.
11 - Vous m’accusez de non assistance ? Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, honnêtement ?
12 - Je suis sorti du wagon, c’est vrai. J’étais excédé. Ça fait des années que ça dure. Ils n’ont qu’à faire leur boulot, comme je fais le mien.
13 - Je ne sais pas… Personne ne bougeait. J’ai suivi les autres, je me suis dit qu’ils devaient avoir raison.

Instinct de protection


On trouve dans ces « témoignages » nombre de justifications pseudo-logiques*, qui tendent à justifier la simple peur. Mais aussi quelques thèmes qui peuvent se résumer ainsi :
-       peur du risque, éventuellement réel (1, 9) ;
-       rejet argumenté des autorités policières et judiciaires, et plus généralement des « responsables » (5, 6, 7, 8, 12) ;
-       panurgisme (11, 13) ;
-       absence d’un sentiment de cohésion avec la victime.
Ce « sentiment absent » se remarque surtout dans les « réponses » 4 et 10, mais sous-tend, bien évidemment, tout le reste.
Les têtes pensantes ont suffisamment vilipendé cette déroute d’un « lien social » pour qu’on s’interroge à ce sujet.
Laissons « social » de côté. Ce « social » qui fait cossu, mais ne signifie rien. Reste le « lien », qui n’est autre que l’instinct qui pousse, plus ou moins, à protéger son semblable.
Ce lien se renforce ou s’affaiblit selon différentes « forces » :
-       proximité affective avec la victime, actuelle ou potentielle ;
-       vulnérabilité, faiblesse de celle-ci ;
-       intensité du danger encouru par la victime ;
-       risque encouru par le sauveteur, évalué subjectivement .

Il est bien évident qu’un parent ira au secours de son enfant (forte proximité), d’autant plus que le péril dans lequel celui-ce se trouve est grand, et quel que soit le risque. Nous irons au secours d’un enfant quelconque plus qu’à celui d’un adulte. Nous irons au secours d’un camarade menacé, d’un frère d’armes, mais pas de façon inconditionnelle. Un compatriote sera davantage soutenu qu’un parfait étranger. Une femme (vulnérable ?) suscitera un comportement de protection, dans la mesure où elle semble le requérir. 
Une femme serait peut-être allée au secours de la femme du métro, par solidarité féminine. Existe-t-il encore, chez les hommes, un instinct de protection à l’égard des femmes, auquel soit étranger toute autre notion ? Je ne sais. En tout cas, elles ont tout fait pour que ce lien s’affaiblisse. L’ « homme viril » est plutôt moqué que célébré.

Je ne prétends pas faire le tour de la question. Je remarque toutefois que cet instinct de protection ne se manifeste pas seulement dans l’action. Il se manifeste aussi, de façon passive, par la compassion. Il se manifeste également, de façon décalée, quand toute action sur le vif était impossible, par le désir de vengeance ; ou sur le mode mineur, de rétribution.
Ce désir de vengeance, tellement normal, mais décrit comme brutal et archaïque. Le débat sur la peine de mort a été enterré sous des tonnes de « bons sentiments », le rouvrira-t-on un jour ?

Qu’auriez-vous fait ?


Il est bon aujourd’hui de s’indigner des effets dont on est la cause, sans crainte de dire une chose et son contraire. Cette sottârde de Laurence Rossignol peut à la fois déplorer que personne ne vienne à son aide pour une carte de crédit (enjeu mineur) subtilisée par un groupe de racailles (risque élevé) dans l’indifférence des témoins de la scène, et affirmer que les enfants n’appartiennent pas à leurs parents. 
Le « lien social », souhaitable quand il concerne sa petite personne, devrait-il être mis aux abonnés absents lorsqu’il est le plus fort, le plus évident ?

On a toujours su que les imbéciles sont plus dangereux que les méchants.
Une Rossignol, qui voulait que les fliquettes soient accompagnées par d’autres fliquettes jusqu’à leur domicile afin de leur éviter d’être agressées, est (parmi tant d’autres) une personne éminemment dangereuse.

Je ressens un peu de honte en pensant à ces hommes qui ont mis leur testostérone au vestiaire, mais je ne peux m’empêcher de demander, comme mon interlocuteur numéro 11 : qu’auriez-vous fait ?


* voir mon précédent billet

dimanche 18 mai 2014

Lire Pareto, il a tout expliqué, ou presque tout.

 
Au précédent tournant du siècle, il y a eu Emile Durkheim, Max Weber et Vilfredo Pareto. Qui, aujourd’hui, connaît Pareto ? Rares sont ceux qui savent le nom du sociologue italien, catalogué comme « néo-machiavélien », plus rares encore ceux à avoir lu ses œuvres.
Ce n’est pas seulement que la lecture de Pareto soit rébarbative ; son Traité de Sociologie générale (1916) compte plus de dix-huit cent pages bourrées de notes (en latin, en grec, en hébreu, en vieux français, en italien, en allemand !) ; c’est surtout que Pareto est victime de la plus cruelle des censures. Il  n’est pas de ceux que l’on combat, il est de ceux dont on ne parle pas, sans doute parce qu’il en dit trop. C’est tellement plus facile. Le Capital a été commenté par des millions d’hommes. Pareto a été lu par une poignée d’initiés. Si la rareté fait le prix d’une chose, courez chez votre libraire (qui ne saura probablement pas de qui il s’agit, j’en ai fait l’expérience), ou, mieux, commandez le Traité en ligne (Librairie Droz, Genève).

La démarche de Pareto n’est pas, elle non plus, susceptible de lui apporter les suffrages d’un large public, fût-ce de passionnés de sciences humaines. C’est que cet ingénieur de formation, aristocrate dans l’âme et par le sang, érudit comme on n’en fait plus, demeure –comme le dit Raymond Aron dans sa préface, « victime de ceux qu’il a brocardés, les intellectuels, et en particulier, les moralistes et les philosophes d’un côté, les idéalistes, révolutionnaires, démocrates (disons, en langage moderne, les hommes de gauche) de l’autre ». Excellents motifs pour exhumer Pareto, en nos jours où l’idéologie dominante vacille après avoir régné plus d’un siècle !

Raisons raisonneuses


Pareto, logicien, mathématicien, chimiste, traite la sociologie avec les outils et les méthodes d’une science « dure », sans pour autant être « scientiste ». Pour cela, tel un naturaliste, il observe, compare, archive. Considérant la sociologie comme un domaine qui peut tendre à une certaine exactitude scientifique, Pareto lui en applique les principes : la recherche de constantes.
Les actions humaines s’expliquent. Mais elles sont éclairées, non par les explications que les hommes eux-mêmes en fournissent, mais par ce qui se cache derrière : la relation entre ces actes et les « résidus » (manifestations des instincts). Pareto soulève le voile, plus ou moins épais, qui existe entre les « raisons » que revendiquent les hommes au sujet de leurs actions, et ce qui les fait réellement agir : marionnettes mues par les sentiments, « mais des marionnettes qui parlent et raisonnent » (Aron).

Les hommes pensent, ils raisonnent – bien ou mal. En fait, ce qu’ils aiment, c’est moins la raison que l’acte de raisonner.
Pensées, actions, peuvent être logiques (en adéquation avec un but, considéré de manière objective ou subjective, selon le niveau de connaissances), ou elles peuvent être non-logiques, terme que l’on prendra soin de distinguer d’ « illogique ». L’œuvre de Pareto consiste à classifier, à illustrer d’exemples tirés de l’histoire des civilisations comme de ceux de son temps, à ranger le monde des idées et des faits sociaux dans autant de tiroirs qu’il est nécessaire, comme un entomologiste classe les espèces, les genres, les familles, les embranchements.

L’entomologiste ne se préoccupe pas de savoir s’il est « mieux » d’avoir six pattes, ou quatre, s’il est « moins bien » d’être un invertébré qu’un vertébré. Pareto ne s’occupe pas davantage de dire si les « renards » (ceux qui sont davantage imprégnés par « l’instinct des combinaisons ») valent mieux que les « lions » (chez qui prédomine ce qu’il nomme « la persistance des agrégats »). Pas davantage, il ne s’agit de préférer les actions logiques aux actions non-logiques : ces dernières peuvent être socialement utiles, même si elles sont « fausses ».
Pareto décrit, il classe, il démontre : pas de monde idéal à chanter, pas de déterminisme, pas d’historicisme, mais la description de mécanismes sociaux, qui procèdent de sentiments pour aboutir à des pensées, à des croyances, à des actes. Il se défend âprement : « Nous n’entendons nous occuper en aucune façon de la vérité intrinsèque de n’importe quelle religion, foi, croyance métaphysique, morale ou autre. Ce n’est pas que nous soyons imbu du moindre mépris pour ces choses, mais seulement qu’elles sortent des limites où nos désirons rester. Les religions, croyances, etc, nous les considérons seulement de l’extérieur, pour autant qu’elles sont des faits sociaux. »
Pareto n’est pas le fondateur d’une « philosophie de l’Histoire », pas plus que d’une philosophie. D’ailleurs, il se gausse des philosophes : imprécision des termes, polysémie, raisonnements approximatifs. Kant est renvoyé, comme Hegel, ou Rousseau, ou Platon, à leurs chères études, idéologues qui s’ignorent, et voilà qui n’est pas, non plus, pour le rendre sympathique. Il se moque de « l’essence des choses », et de la métaphysique. Pareto, c’est un mécanicien qui démonte un moteur pièce par pièce, un chimiste qui étudie les corps et observe leurs réactions. Comme le fera plus tard un autre grand méconnu, Louis Rougier, dans les années trente, il met au jour les traces des croyances affectives sous le vernis d’arguments pseudo-rationnels.

Une magnifique érudition


 Le discours, « simple cliquetis de mots », n’est qu’un habillage, plus ou moins élégant, plus ou moins révélateur des formes qu’il revêt. Les mots sont piégés par l’opportune charge affective qu’ils recèlent « termes douteux, indéterminés, qui ne correspondent à rien de concret » (p. 1006). On ne saurait dire mieux aujourd’hui, où le verbiage et l’affect dominent comme jamais, sans doute, jusqu’au simple bon sens, célébré par Bergson. Hautain, le Marquis professe qu’il eût préféré remplacer les termes qu’il emploie par de simples lettres a, b ou c, s’il n’avait du renoncer à cette méthode « par crainte que le raisonnement n’en devienne ainsi trop ennuyeux et obscur » (p. 55). Ce n’est pas que le Traité n’abonde pas en diagrammes et équations. Le lecteur pressé passera outre ; comme il passera outre les innombrables notes qui accompagnent le texte, se sentant submergé dans un océan d’érudition. Il aura tort, d’ailleurs. Cette érudition magnifique est un régal – même si l’on n’entend pas le grec ou le latin, Pareto ne fait pas l’aumône de traduire. D’ailleurs, Pareto, une fois que l’on a compris les principes  qui le guident (actions logiques et non-logiques, résidus, dérivations, leurs propriétés, forme générale de la société, équilibre social dans l’Histoire), peut se lire « en décousu ». On avance, on saute, curieux on revient en arrière, et l’intérêt ne fait que grandir.

Pareto ne néglige rien, et surtout pas ce qui est pourtant essentiel. « Beaucoup de romans nous font également connaître les opinions existantes ; celles-ci correspondent souvent à certains faits, et en donnent une idée synthétique, meilleure que celle qu’on pourrait avoir de témoignages directs, nombreux et confus. « Quand un livre a beaucoup de lecteurs, il est assez probable qu’il se conforme à leurs sentiments, et qu’il peut, par conséquent, servir à les faire connaître. » On pourrait en dire autant, de nos jours, du cinéma, ou de la façon dont sont relatés ou ignorés, par les médias, les faits-divers. Sous l’apparence, il y a du sens, dont parfois même le scripteur ou le locuteur est peu conscient. Le témoin nous en apprend souvent davantage par la façon dont il témoigne, de l’ « endroit » d’où il témoigne, que par l’apparente neutralité qu’il affiche. Il n’est que de lire les journaux, ou d’écouter la télé, pour s’en convaincre.

Le rejet de l’imposture


Froide neutralité ? Celle de la méthode, sans doute. Mais l’homme, le sexagénaire qui écrit le Traité, se dévoile dans la puissance (maîtrisée) de ses formules. Le « caricaturiste impitoyable d’une humanité déraisonnable et raisonneuse » (Aron) sait être féroce, mais l’on devine que sous la férocité il y a un homme attentif, sensible, décrit de son vivant comme affable et brillant causeur.
Il ne pouvait en être autrement. L’auteur des Systèmes socialistes n’est pas indifférent au devenir de la société.
Ce n’est pas sans une certaine jubilation qu’on lit ces lignes sur l’égalitarisme : « Les inférieurs veulent être égaux aux supérieurs, et n’admettent pas que les supérieurs soient leurs égaux. Au point de vue logique, deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies en même temps […]. Mais la contradiction disparaît, si l’on considère que la demande d’égalité n’est qu’une manière déguisée de réclamer un privilège ».
Ses griffes n’épargnent pas, bien sûr, le socialisme : « Le terme de socialisme a représenté et représente encore quelque chose de grand, de puissant, de bienfaisant ; et autour de ce noyau se disposent une infinité de sensations agréables, d’espérances, de rêves. De même que les anciennes divinités se succédaient, se dédoublaient, se faisaient concurrence, ainsi de nos jours, outre la divinité du socialisme, nous avons celles des « réformes sociales » ou des « lois sociales » ; et les petits dieux ne manquent pas ; tel « l’art social », « l’hygiène sociale », la « médecine sociale », et tant d’autres choses qui, grâce à l’épithète « sociale », participent de l’essence divine. »

Toujours actuel, Pareto analyse l’indulgence manifestée aux délinquants : « Les sentiments de pitié sont surtout intenses pour ceux qui sont présents ; ils sont beaucoup plus faibles pour ceux qui sont absents […]. On ne voit pas la victime : elle a disparu ; y penser devient un devoir pénible […] Notez que ces mêmes jurés qui ont aujourd’hui absous un assassin, s’ils assistent demain à un assassinat, voudront peut-être, avec le reste de la foule, lyncher celui qui a commis le crime. »
« Bourgeois » et « révolutionnaires » se voient criblés des mêmes flêches. Ce n’est pas par nihilisme ou manque de cœur, c’est par rejet de l’imposture. Ainsi, à propos des conquêtes, coloniales en particulier. « C’est ainsi […] que les Français délivrèrent les habitants de Madagascar, et, pour les rendre plus libres, en tuèrent un certain nombre et réduisirent les autres dans un état auquel il ne manque que le nom d’esclavage […]. On dit tout cela sérieusement, et il y a même des gens qui le croient. Le chat attrape la souris et la mange ; mais il ne dit pas qu’il le fait pour le bien de la souris ; il ne proclame pas le dogme de l’égalité de tous les animaux, et ne lève pas des yeux hypocrites vers le ciel pour adorer le Dieu de l’univers. »

La fin des « renards » ?


Pareto n’explique pas « tout ». Quand il éclaire l’homme « par en-dessous », il ne va pas plus profond qu’il n’a décidé de le faire. Il ne s’intéresse pas aux fondements innés des comportements humains. Au début du XXème siècle, la science balbutiait, en matière de génétique, sans même parler d’éthologie. Son terrain de chasse, ce n’est pas davantage celui que veut explorer Freud, ou Jung, à la même époque.

Mais on ne parle pas de Pareto, et surtout quand on mesure ses propres limites, sans avoir l’impression désagréable de le trahir un peu. Les lignes qui précèdent, dans leur immodestie d’autodidacte, le feraient sans doute se retourner dans sa tombe genevoise. Tant pis ! Je suis certain que ce n’est pas le mal interprèter que d’appliquer sa méthode de décryptage pour expliquer comment le socialisme, cette erreur anthropologique, peut encore être à l’affiche, dans nos sociétés féminisées, cent ans après la parution du Traité. Le travail conjugué des rêveurs (les « humanitaires », qui « nous préparent de grandes tueries ») et celui des malins (les « spéculateurs », dans le sens de Pareto), l’explique fort clairement. Nous en sommes là.

J’ajouterai (c’est audacieux) que Pareto me fait irrésistiblement penser à Darwin. Darwin, observateur avisé de la Nature, publiait L’Origine des Espèces alors que Pareto, observateur sentencieux de la nature humaine dans sa dimension sociale, avait onze ans.
Darwin a fait choir l’homme de la Création, et l’a rendu à la Nature. Il a fallu du temps. Pareto a tenté d’arracher l’homme à ses dangereuses illusions raisonneuses. Il n’y a pas encore réussi, mais ça viendra peut-être.
Puisqu’il faut revenir à l’actualité, une dernière citation. Pareto, à propos de bétail promis à l’abattoir : « Eux, au moins, n’avaient pas voté pour le boucher qui allait les égorger, pour le bourgeois qui allait les manger. »
Élections, pièges à cons ? Peut-être. Mais ne faut-il pas, même si c’est inutile, voter contre les égorgeurs de notre Nation ?
L’ « homme de qualité » qu’est Pareto ne répond pas. Au moins nous ouvre-t-il les yeux. Il nous apprend comment décrypter.
Le constat est désabusé, mais peut-être pas désespéré. Et cet humaniste (à sa façon bien particulière !) nous dit aussi que les « renards » doivent, tôt ou tard, être supplantés.
Lisez Pareto, il vous dira pourquoi et comment !

dimanche 11 mai 2014

Un remède de bonne femme

 
L’homme (et la femme) politique français était-il malade ?
Je me posais très sérieusement la question, ce soir-là.
Malade mentalement, il (elle) l’était sans conteste.
Mentalement ?

(ma rêvasserie dériva : ne devait-on pas subordonner toute prétention à une fonction élective à l’obtention d’un certain niveau aux tests de QI les plus simples ? La psychométrie était sans doute une science imparfaite, mais il était certain qu’en dessous d’un certain seuil, il y avait vraiment un problème.
Ne voulant pas barrer l’accès à la vie politique à des intelligences médiocres qui en font tout le charme, j’aurais fixé ce seuil à, disons, 90 de QI (100 étant la moyenne). La racaille d’en haut aurait continué à nous faire rire. Bref, le couperet ne serait tombé qu’au niveau du crétinisme au sens médical du terme.)

On m’aurait objecté que de véritables simples d’esprit n’auraient pas fait plus mal que les habiles abrutis que nous avions aux manettes.
Oui.
Cela exigeait réflexion.
Là-dessus j’ai repris mon bouquin. C’était Trois Hommes dans un Bateau, vingt fois relu ; l’un de ces amis fidèles qui m’accompagnent dans mes solitaires pérégrinations nautiques.

Une thérapie économique


L’homme (et la femme) politique étaient-ils physiquement malades ?
C’est la question que me suggérait Jerome K Jerome quand il décrivait les symptômes de cette insidieuse  indisposition : « a general disinclinetion to work of any kind » (un dégoût général pour quelque forme de travail).
Cette horreur de l’effort, Jérôme (je francise) feignait de s’étonner qu’elle pût être soignée, non par des pilules, mais par quelques tapes vigoureuses appliquées sur le côté de la tête. « Et aussi curieux que cela puisse paraître, ces tapes m’ont souvent guéri (…). Vous savez, c’est souvent comme ça, ces remèdes de bonnes femmes sont souvent plus efficaces que toute la pharmacopée ».

Un dégoût profond pour toute forme d’effort : le personnel politique, et tout ce qui gravitait autour, journalistes, z’artistes, était très fatigué, c’était évident, après de nombreuses décennies de consanguinité dégénérative.
Comment soigner tout ce monde ?
Pour mieux y réfléchir, j’ai éteint la lumière parcimonieuse de ma cabine.
J’ai d’abord songé à une grande maison de repos bisounours. Quelques travaux manuels, bêchage, labourage, élevage de gentilles vaches à traire (cela, ils connaissent déjà) auraient occupé le quotidien. Finies, les harassantes réunions et les épuisantes parties de croche-pied entre collègues !
Puis j’ai pensé à un remède moins dispendieux ; davantage à la portée d’une France au bord de la banqueroute, et que seule la générosité de donateurs désintéressés, sinon au paiement des intérêts de la dette, évitait d’être mise en faillite.
La solution, c’était évidemment  le clump.
Ces clumps sur le côté de la tête, dont Jérôme disait qu’aussi étrange que cela puisse paraître, ils l’avaient mieux soigné que des boites entières de pilules.

(Une thérapie économique, peu d’effets secondaires,  c’est les labos pharmaceutiques, la SS, Roselyne Bachelot qui serait contente !)

Divertissement à la française


Qui n’a rêvé de gifles et de coups de pied au cul, distribués sans parcimonie, pour réveiller les intellects en veilleuse, les courages endormis ? De ces pare-à-virer qui réveillent les somnolents, de ces soufflets qui sanctionnent mieux qu’un long discours, de ces bottages de fesses qui rafraîchissent les méninges (attention, pas de bavure : certains ont l’oignon fragile), de ces torgnoles qui font retrouver la mémoire et stimulent les synapses paresseux.

Je confiai mon projet à un ami (d’où sortait-il, celui-là ?). Il intervint :
- On n’y suffira pas. Ils sont trop nombreux. On s’y est mis par centaines de mille, aux jours de colère. Ils n’ont rien senti. La baffe électorale, ça n’a pas marché non plus… Alors ?
- Tu n’y es pas, mon vieux. L’heure n’est plus aux symboles, aux minauderies, aux gracieusetés. Je te parle de véritables coups de pieds au cul, pas d’ersatz. 
- Tu rêves. Les pieds nous démangent, mais les culs sont haut placés, et bien protégés.
- D’autres ont su…
- Je vois. Une Révolution.
- En principe, je suis contre. Elles n’ont jamais apporté que le pire. Juste un moment de défoulement, que nous procurerait un chambardement bon enfant. Au final, pas de grands mots, pas de têtes sur les piques, pas de bourgeois à la lanterne. Juste un divertissement à la française. Léger. Populaire mais pas populacier : songe à ces belles journées que seraient celles du coup de pied au cul, administré aux nullardes et aux nullards qui prétendent diriger la France, lui faire franchir les plus hauts obstacles, et trébuchent sur les moindres taupinières.
- Il y en a de plus ou moins méritants, il faudrait être équitable.
- Tu as raison. Il faudrait établir un barème. Une simple connerie, genre Laurence Rossignol, une torgnole par connerie.
- Elle va avoir la tête qui tourne.
- Brick Nicole, idem, et un an de soupe populaire.
- Perrichon Nicole, une baffe par cent mille contraventions annuelles pour excès de vitesse … Disons, une baffe et demie, en gros.
- Valls Manuel, un coup de pied au cul chaque fois qu’il prononce le mot « république ».
- Le boulet nommé Désir
- Là, ça va être du lourd. Taloche et bottage d’arrière-train. Avec circonstances atténuantes. Il ne sait pas toujours ce qu’il dit, d’autres le lui soufflent.
- Le grand bazar oriental…
- On fera un prix de gros.
- NKM, qui a pris le métro, et qui y a vu comme un moment de grâce…
- Double ration, pour stupidité et trahison.
- Montebourg, Moscovici, Hamon ?
- De bonnes têtes à claques.
- Kader Arif, Fleur Pellerin ?
- Faut-il baffer l’incompétence ?
- Aubry ?
- On prendra soin d’elle avec beaucoup de care.
- Taubira ?
- Reconduite musclée en Guyane, chez elle comme elle dit, puisque tout la gonfle, en France.
- Filipetti ?
- Les mandales, elle connaît. Changeons de cible.
- Morelle Aquilino ?
- Botté avec des chaussures de luxe.
- Strauss-Kahn ?
- Pan-pan cul-cul. On choisira une main de femme.
- Il est capable d’en redemander, le vicieux.
- Fabius ?
- Transfusion de coups de savate.
- Et Hollande ?
- Traitement présidentiel.

« À l’Est ou à l’Ouest ? »


Et ça défilait. Le jury délibérait peu, type Fouquier-Tinville, mais dans une ambiance de Foire du Trône. Les accusés étaient conduits au tribunal avec de simples bourrades, les gardiens étaient du genre bon enfant, avec de bons visages de paysans et d’ouvriers, d’artisans et de modestes entrepreneurs. Leur figure ne ruisselait pas toujours d’intelligence, mais la haine était absente, ou bien soigneusement cachée sous l’hilarité de voir les puissants de la veille rabaissés comme l’avait été auparavant la piétaille. On avait viré de bord. Les grands étaient devenus les petits. L’avant-garde, qui auparavant donnait le ton et disait le bien, était devenue l’arrière-garde, conduite au pas cadencé : « han, dé ! han, dé ! ». La sentence tombait.
Pas de bois de justice, pas de couperet : baffes et coups de pieds au cul.

Il y avait des protestations, des indignations. Des énarques discouraient. Des politiques reconnaissaient des erreurs, ils avaient été mal conseillés, mais exigeaient un vrai procès, et un châtiment moins dégradant. On se gaussait. Un vieux marin à favoris résumait : « Le peloton d’exécution, pour la bigaille ? Failli chien de buraliste, qu’est-ce que t’as à groumer ? t’auras droit au remède des gamins, la pavoine. Pare à virer ? Envoyez ! »
Najat protestait au nom du droit des femmes à ne pas être molestées. Un exécuteur des basses œuvres rétorquait : « Vous avez voulu l’égalité, vous l’avez. »
Coups de pied au prose sans distinction de race ou de sexe. Ségolène hoquetait : une ignominitude, et se plaignait de n’avoir pas eu droit à un défenseur, oubliant les qualités de la justice à la chinoise, simple et rapide.
On proposait le choix à Cécile : « À l’Est, ou à l’Ouest du méridien de Greenwich ? »

Avant d’administrer le remède salvateur, l’officiant ou l’officiante (on établissait une rotation non discriminatoire, il y avait tant de pain sur la planche) scandait : « Demi-tour… droite ! ».
« Allons, un peu de bonne volonté ! Penchez-vous. Vous n’allez presque rien sentir », disaient certains dans le style médical.
D’autres prenaient un ton compassé : « Si Monsieur avait la bonté de tendre un peu le postérieur… »
Baffes et coups de pied au cul.
Certains partaient en se frottant la fesse qui disait merde à l’autre. Brassens aurait bien ri. BHL rétablissait le savant désordonné de sa coiffure…
C’était bon enfant. Plein de gaieté et de bonne humeur gauloise.

Lavage de cerveau


Un autre copain, qui ressemblait à l’idée qu’on se fait de Harris, bourru, barbu, le nez rouge, proposa de chanter des chansons comiques tandis que les prévenus (prévenus, ô combien, et depuis combien de temps !) recevaient leur médication.
Je protestai ; ça, ce serait trop cruel.
Cependant, on en venait aux cohortes des journalistes, des universitaires, des sociologues, des démographes, des publicitaires, des humoristes, des économistes, des politologues, des éducatologues, des sexologues… des pompiers incendiaires d’assoces, aux mines chafouines et au verbe haut, et qui maintenant courbaient l’échine ; de ces bienfaiteurs de l’Humanité, qui jamais de leur vie n’avaient accompli une seule heure de travail honnête, comme disait Conrad.

Pour les politiques, ç’avait été rapide. Là, c’était plus délicat.
Il y avait des gens qui avaient fait des livres, et qu’on ne pouvait appeler des écrivains ; des gens qui avaient fait des toiles, et qu’on ne pouvait appeler des peintres ; des gens qui avaient fait de la musique, et qu’on ne pouvait appeler des musiciens ; des metteurs en scène, qu’on ne pouvait appeler des cinéastes…
Le Président du jury haranguait ses troupes :
- Attention ! Il ne s’agit pas de juger le fond ou la forme. Nous ne sommes pas là pour ça. Le navet, même cultivé extensivement, n’est pas un objet de délit. Nous sanctionnons seulement l’œuvre z’artistique qu’en tant qu’outil de propagande !
Ce n’était pas facile, sauf s’il s’agissait de quelque machine évidemment destinée à décérébrer le Français moyen, dans le genre de « Plus belle la Vie ».
Des témoins apportaient des bouquins, des photos, des cassettes vidéo, des enregistrements, les distribuaient à des experts en lavage de cerveau.

Il y avait beaucoup de non-coupables, au bénéfice du doute. Des sympathies jouaient. Untel ou Unetelle avaient du talent. Kassovitz avait obtenu un César. Le Président observa que Leni Riefenstahl ou Sergueï Eisenstein en avaient aussi, du talent, mis au service de sales idées. 
Balasko les avait bien rire.
- Pas dans ce film, remarquait un examinateur. Un policier. Cette femme-là… C’est fou, quand un acteur se met en scène, ce que ça peut produire comme naveton…
- Sinon ?
- Une petite promo de l’homosexualité masculine, glissée dans le scénar.
- Bof.
- Côté navet, j’en ai un autre, dans le genre comique. Pas pu aller au bout. Et le pauvre Carmet qui s’est fourré là-dedans. Un sac de merde.
- Ça lui va bien. Balasko, ses idées politiques étaient à la hauteur de ses talents de scénariste.
- Non, non. Sac de Noeuds, c’est le titre du film.
Et la cassette alla rejoindre des milliers d’autres, dans les poubelles débordantes. Trente ans de littérature engagée, d’artistes à messages, de journalisme bien-pensant, d’orthodoxes de la contestation, d’éradicateurs de mauvaises pensées, d’indignation sélectives, d’inquisition chattemite, de piafferies à micro, cela cubait.

On baissait les bras.
Les examinateurs se frottaient les yeux de fatigue.
-Dupont Lajoie, réalisateur Yves Boisset, 1974. Une jeune fille violée, et par qui ? Une sale franchouillard, bien sûr. Comme s’il n’y avait pas d’autre choix, plus probable…
La cassette voltigea vers le tas d’ordures.
- Et celle-là, qu’est-ce que vous en pensez, patron ? Un type qui se transforme en chien, ou le contraire. Ça s’appelle Didier. Drôle comme tout.
- Et alors ?
- Sans rapport évident avec l’histoire, y’a une manif’ de bourgeois qui crient : « Ni bâbord, ni tribord, la Nation d’abord ! » « Des cons », commente Bacri qui doit vivre dans une mansarde, et gagner le SMIC.
- Bacri, j’adore ! Mais ce n’est pas la question. Vous en avez vu beaucoup, de ce genre de défilé, dans les années quatre-vingt dix ? Ils auraient pu trouver des manifestants plus crédibles. Ensuite ?
- La manif est encadrée par des gros bras genre néo-nazis.
- Exemple évident de conditionnement subliminal, conclut le Président qui aimait les mots savants, mais ne les employait pas toujours à bon escient. Le réalisateur, le scénariste ?
- Alain Chabat. Il est vraiment très drôle, dans le rôle du chien. Et l’histoire est marrante…
Didier fut innocenté, parce qu’avant tout on aimait rire, et qu’on n’avait pas de rancune.

La Journée des Giroflées


Finalement, on décida d’amnistier, en bloc. Il y avait trop de monde, et c’était l’heure du casse-croûte, et puis Georges avait l’habitude de manger à heure fixe, sinon son estomac lui jouait des tours, ce qui le rendait inapte pour son travail à la City. Harris se gaussa : il appelait ça du travail !
Des bouteilles furent débouchées (celles d’Harris étaient déjà vides). On porta des toasts. Aux Français. Aux Musulmans de France. Aux Juifs de France. Aux Chinois de France. Aux femmes de France et d’ailleurs. Aux Africains de France. À tous ceux qui aimaient la Maison France.
C’était le Grand Pardon, par la vertu curative de quelques nasardes et coups de pompes dans le derche. Du Molière !

Il y avait des discours un peu pâteux, des plaisanteries vaseuses, et on riait, à en étouffer. On se tapait sur les cuisses.
Un artiste grattait sa guitare et chantait :
« Ô vous les arracheurs de dents,
« Vous les cafards les charlatans,
« Les prophèèètes !
« Comptez plus sur le contribuab’
« Pour payer les violons du bal
« À vos fêtes !
Et on reprenait en chœur :
« À vos fê-ê-tes ! »

C’est Brassens qui aurait été content !

On décida de faire de ce jour une grande fête de la Réconciliation des Français, jour férié naturellement, qu’on célébrerait chaque année sous le nom de :

LA JOURNÉE DES GIROFLÉES

Je rigolais, je rigolais.
C’est cela qui m’a réveillé.

                                                      *************

Petit lexique, d’après Armand Hayet, ancien Capitaine au Long Cours

Bigaille : Pour les pécheurs, le menu fretin. Par extension, les gamins, tout ce qui n’est pas un « homme ».

Failli chien de buraliste : Failli : bon à rien ; buraliste : confusion avec bureaucrate, fonctionnaire.

Bourrade : coup de poing appliqué sur le dos d’un marin faisant peu d’effort pour hâler une manœuvre, et de ce fait augmentant le travail de ses camarades.

Groumer : rouspéter.

Pare-à-virer : vigoureuse manifestation de mécontentement administrée au matelot indécis ou paresseux, pour le rappeler à son devoir. Pare à virer est le premier des ordres précédant un virement de bord. Il est suivi de « envoyer », qui indique au timonier d’aller au vent, tandis que l’équipage manœuvre la voilure.

Pavoine : gifle.

mercredi 30 avril 2014

Vaticinations à propos d’une cocotte-minute

 


Quelle belle invention que la cocotte-minute !

(inventée en 1948 par le père de Patrick Devedjian, le croira-t-on ? dont la société en faillite fut rachetée par le Groupe SEB) 

Non seulement elle permet la cuisson saine et rapide des aliments, en économisant l’eau et l’énergie (qualités appréciées par les navigateurs), mais elle est aussi source de fructueuses méditations.

Une cocotte-minute est composée d’un corps en métal épais et d’un couvercle solidement ajusté. Sur le couvercle, une petite pièce mobile soigneusement tarée permet d’éviter, en se soulevant, que la pression ne monte au-delà de la limite de rupture de la cocotte, évitant ainsi une explosion qui nuirait à l’intégrité physique de la ménagère, quel que soit son âge.

(pardon aux ménagères de leur expliquer ce qu’elles savent déjà ( ?).
Curieux, ce nom qui lui aussi n’existe qu’au féminin, comme « harpie », n’est-ce pas, Mme Rossignol ?)

Passons.

La plus complexe des "machines"


La petite soupape de notre cocotte sous pression est un exemple très simple d’un système de régulation. Toutes les machines sont pourvues de systèmes de régulation élémentaires ou complexes, depuis la cocotte-minute jusqu’aux centrales énergétiques (versions élaborées de la cocotte-minute), en passant par la locomotive et le moteur à combustion interne.
Un système de régulation peut être extrêmement sophistiqué, redondant, utilisant de multiples palpeurs et lui-même régulé, confiant la décision à un « cerveau » électronique, mais le but est le même : intégrer à un système un ou des sous-systèmes, que l’on a doté de certaines règles, et provoquant une rétroaction.

De toutes les « machines », la plus complexe est l’être vivant (il faut dire qu’il a fallu des centaines de millions d’années d’« étude », sous la férule d’un maître implacable nommé « adaptation »). Le moindre animal est littéralement bourré de capteurs et de régulateurs.

Anticipant un peu, la question est : les systèmes de régulation, dans le supra-système que constitue l’homme en société, fonctionnent-ils correctement ?


Le monton-tribuable


Revenons à nos moutons.
Le mouton, comme tout ce qui vit, depuis les plus simples organismes unicellulaires en passant par les eucaryotes, et jusqu’aux animaux supérieurs, est doté de systèmes de régulation intégrés, qui fonctionnent sans que le « volonté » ait son mot à dire, heureusement. L’organisme maintient son homéostasie en termes de chaleur interne, d’absorption d’énergie, etc. Dans un environnement pauvrement ensoleillé, l’arbre étend son feuillage afin de recueillir davantage de lumière, qui le nourrit par photosynthèse. Nous transpirons pour nous rafraîchir. La toison du mouton régulièrement tondu, comme l’est le contribuable, repousse pour le protéger du froid.

Question annexe : le mouton-tribuable est-il doté en interne d’un système de régulation efficace ?

(car actuellement, il grelotte, le contribuable ; mais ne nous égarons pas).

L’état d’équilibre interne (homéostasie) est obtenu par une infinité de capteurs. Ils disent tout sur la situation de l’organisme par rapport à son environnement immédiat, et jusqu’à la position du corps (haut, bas), grâce aux senseurs de l’oreille interne (qui perturbés par le mouvement d’un bateau, s’affolent et produisent cette nausée si redoutée des terriens mal amarinés, jusqu’au vomissement).

Nettoyons, et passons.

Vertueuse automaticité


La grande vertu de ces régulateurs est leur automaticité. Nous ne pouvons commander à notre cœur de ralentir ou d’accélérer à volonté (quelques fakirs, peut-être…) durant le sommeil ou en cas de prescience d’un danger.

Ici, une observation s’impose (oui, oui).
Quand on passe de l’animal « inférieur » à l’animal « supérieur », et de l’animal « supérieur » à l’homme, les automatismes ne cèdent pas le haut du trottoir à « l’intelligence ». Au contraire, ils se subdivisent, se multiplient et s’affinent, de même que les régulations qui les rendent possibles.
Un mouvement volontaire est effectué « à la commande », mais son exécution est confiée à un nombre toujours plus grand d’ « esclaves » qui travaillent sans avoir besoin d’indications détaillées.
Que l’on pense au geste délicat de saisir un œuf (frais). Le cerveau commande le geste, en vue de le mettre à frire (l’œuf, pas le cerveau).

(frits, les cerveaux de nos élites le sont déjà).

Le geste de saisir cet œuf fragile entre ses doigts, d’effectuer l’exacte pression pour le soulever sans le casser, de maintenir cette pression sans l’accroître, etc, ce geste tout simple est accompli grâce à des multiples cycles régulateurs, et une somme énorme de « connaissance » acquise phylogénétiquement. Il en va de même pour un singe qui saute sur une branche. L’extraordinaire capacité que cela exige, et dont l’exécution met en œuvre un nombre non moins étonnant de détecteurs, de capteurs, de cycles de rétroaction régulés, tout cela est bien sûr automatisé et inné. Le singe qui « réfléchirait » chacune de ces opérations successives se casserait la gueule, à coup sûr.
Soit dit en passant, on comprend que l’homme descend certainement d’une espèce de primate arboricole, tant l’environnement de ceux-ci exige un développement du système nerveux.

Sous-systèmes à deux faces


La cocotte-minute m’a mené fort loin, mais pendant ce temps mon ragoût cuit, alors un peu de patience. Le petit jet de vapeur m’informe que sa régulation fonctionne conformément aux calculs de Monsieur Devedjian père (que je salue en passant, même s’il est dans l’incapacité de me rendre la pareille).
Mais sautons l’homme (et la femme), sa spécificité et le fossé qui le sépare des animaux les plus proches.

J’en viens à ce qui est l’objet de ce billet : les sociétés et les civilisations.
Je disais que la grande vertu des systèmes régulés, c’est l’automaticité de cette régulation fonctionnant « en boucle ». Cela « sent » et régule tout seul, mettant en œuvre un cycle de rétroactions dont il est vain de se demander lequel, du système ou du sous-système régulateur, « commande » l’autre, comme pour la poule et l’œuf. Ils ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre, de même qu’à propos d’un moteur, il est vain de se demander si c’est tel sous-système qui prime (l’arbre à cames, par exemple), ou tel autre (le mouvement du vilebrequin qui entraîne l’arbre à cames). Les sous-systèmes opèrent de concert.

Audacieusement, on peut considérer l’homme, organisme hyper-sophistiqué, comme un système opérant, muni de sous-systèmes eux-mêmes se subdivisant en sous-systèmes allant du général au particulier, et ainsi de suite, chacun « ouvert » vers le bas et vers le haut, comme Koestler (Arthur) le décrit brillamment en comparant ces sous-systèmes à des visages de Janus*.

Homéostasie sociale


Quand on passe au supra-individuel (l’homme ou l’animal vivant en société), le parallèle peut se poursuivre : une société, une civilisation, doit sa conservation (son homéostasie sociale, en quelque sorte), à la multitude des individus qui composent cette civilisation. L’automaticité de ces « sous-systèmes humains » n’est pas aussi inflexible que dans un organisme moins élevé sur l’échelle de la complexité, bien sûr. Chez l’homme, même si l’inné reste le soubassement indispensable de son existence, le culturel permet de spectaculaires variations. L’homme pense, il rationalise (ou prétend rationaliser, voir Pareto), mais il n’en reste pas moins que sa connaissance du monde (vu à travers le filtre de ses expériences personnelles ou collectives, ainsi que de ses croyances), possède quelque chose d’instinctif. Une société « sent », et « régule » de façon infra-consciente, grâce aux êtres qui la construisent, la pérennisent et la perfectionnent – du moins tant que la régulation fonctionne à peu près correctement.

Cette idée choque-t-elle ? Ne sommes-nous pas des êtres pensants et autonomes ?

« Que les grandes lois naturelles ne souffrent pas d’exception semble aller à l’encontre de la liberté, que nous considérons tous comme l’une des valeurs supérieures de l’homme et comme l’un de ses droits les plus inaliénables », écrit Konrad Lorenz*, qui ajoute plus bas : « L’idée que l’évolution de notre civilisation ne dépende pas de notre volonté et encore moins de notre pensée conceptuelle, qu’elle ne soit pas dirigée par notre entendement et notre raison, est presque aussi difficile à admettre. »

De même qu’un organisme individuel, les sociétés elles aussi s’adaptent tout en conservant une certaine immuabilité, celle comparable à la rigidité fonctionnelle des sous-systèmes élémentaires. Dans le cas du supra-individuel humain, une civilisation doit sa réussite ou sa mort à une relative inflexibilité de ses membres. Ce n’est plus l’inné qui décide, certes, mais une sorte « d’inné culturel », terme que dénonceront comme un oxymore les penseurs habitués au « noir ou blanc ».
Que l’on évoque seulement la muette réprobation, le simple froncement de sourcils, en présence de comportements « étrangers » qui choquent l’autochtone ! Rien de cela n’est argumenté, ou simplement conscient. C’est un réflexe, purement et simplement. Un réflexe salvateur !

L’intégration de tels réflexes est infra-rationnelle. Elle procède de l’assimilation et de la transmission ; transmission de certains rituels, religions, mode de comportement, façons de penser, et en tout premier lieu du langage, dont l’apprentissage, bien que particulier pour chaque langue, s’appuie sur des mécanismes communs intégrés au génome.
Une société, une civilisation, ne se maintient pas sans une sorte de corpus intégré, qui fait qu’elle est elle-même, pas une autre, et qui implique qu’elle se « pose en s’opposant », serait-ce pacifiquement.

Anomie et violence absurde



Tous les mécanismes intégrés agissent avec une indépendance relative, même s’ils sont mis en branle par une « volonté » (celle de faire tel geste et pas un autre).
De même, ceux qui pérennisent une société doivent être plus ou moins intériorisés pour être efficients (ce qui se fait, ce qui ne se fait pas).

Cela n’exclue pas, heureusement, de les critiquer.
L’interrogation des « règles » a besoin de règles. De même que l’artiste a besoin d’un cadre pour éventuellement le briser, et créer du nouveau, un jeune (d’esprit, pas d’âge) ne peut pas se rebeller contre ce qui n’existe pas.
Le Walther des Maîtres Chanteurs de Nuremberg  finit par s’affranchir d’une tradition sclérosée tout en s’appuyant sur elle (l’apprenant pour mieux la désapprendre), grâce aux conseils du vieux Hans Sachs.
Sans tradition, sans enseignement, sans une certaine admiration pour des « maîtres », c’est l’anomie et la violence absurde.

Pas d’impatience, j’en arrive à la conclusion.

L’individu, considéré comme un système complet mais intégré à un super-système, la société, n’est pas passif. Il reçoit et emmagasine sans cesse des informations du monde extérieur, de son environnement social. Ces informations sont intégrées à son psychisme, et lui permettent de progresser vers une meilleure connaissance du réel ; et donc d’agir en conséquence, car information et action (penser, notamment) sont indissociables.

L’action informe, et l’information met en action.

Que se passe-t-il quand l’individu est rendu passif, et qu’il ne reçoit donc plus d’information exploitable par son intellect ?

Robots programmés


Dans une société où les choix et les expériences (parfois négatives) sont limités ; dans une société où un acte ne fournit pas une information (par la réussite ou la sanction ressenties « naturellement »), l’individu infantilisé ne peut plus être ce « régulateur » du devenir de la société.
La régulation s’opère (mal) de l’extérieur, en amont, et c’est la grande tragédie des sociétés où l’individu est mis sous tutelle. Leurs dirigeants prétendent à un secourable amour de l’homme, alors qu’en fait, ils travaillent à le conditionner par récompenses et sanctions opérant artificiellement. Les capteurs semi-conscients de l’individu social se taisent. Une sagesse « innée » se perd. Le sous-homme qu’il est devenu n’a plus cette capacité d’apprendre qui est le propre du vivant sans exception.
Infra-humain ? Pire ! Un monde de robots programmés***.

(Remarquons en passant le mépris pour l’homme, cet incapable, que suppose la mentalité de nos altruistes meneurs de troupeau)

Cette « régulation externalisée » ne peut être que maladroite. Un peu comme si moi, « le chef », je devais me lever sans cesse pour lâcher manuellement de la pression de ma cocotte-minute, au lieu de faire confiance à un mécanisme simple, et parfait dans sa simplicité.
Réguler « en amont », ça ne marche pas, sinon pour les « régulateurs » (que ça occupe et rémunère).
Mais c’est trop compliqué, finalement. L’État, quand il veut se charger de tout, finit par ne réussir en rien. C’est pourtant la voie que suivent les sociétés collectivistes, avec une persévérance admirable d’où l’intérêt particulier n’est pas absent.

Et la cocotte-minute, un jour ou l’autre, comme la dette ou l’immigration, explose.


* Arthur Koestler, Le Cheval et la Locomotive, chez Calmann-Lévy

** Konrad Lorenz, L’Envers du Miroir, chez Champs/sciences

*** Alexis de Tocqueville, in La Démocratie en Amérique : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs (…). Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres (…). Il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »
NDLR : Pour ce qui est de la famille, c’est également foutu, Tocqueville lui-même n’aurait pas osé l’imaginer.



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