Au précédent tournant du
siècle, il y a eu Emile Durkheim, Max Weber et Vilfredo Pareto. Qui,
aujourd’hui, connaît Pareto ? Rares sont ceux qui savent le nom du
sociologue italien, catalogué comme « néo-machiavélien », plus rares
encore ceux à avoir lu ses œuvres.

La démarche de Pareto n’est
pas, elle non plus, susceptible de lui apporter les suffrages d’un large
public, fût-ce de passionnés de sciences humaines. C’est que cet ingénieur de
formation, aristocrate dans l’âme et par le sang, érudit comme on n’en fait
plus, demeure –comme le dit Raymond Aron dans sa préface, « victime de
ceux qu’il a brocardés, les intellectuels, et en particulier, les moralistes et
les philosophes d’un côté, les idéalistes, révolutionnaires, démocrates
(disons, en langage moderne, les hommes de gauche) de l’autre ». Excellents motifs pour exhumer Pareto, en nos
jours où l’idéologie dominante vacille après avoir régné plus d’un
siècle !
Raisons raisonneuses
Pareto, logicien, mathématicien,
chimiste, traite la sociologie avec les outils et les méthodes d’une science
« dure », sans pour autant être « scientiste ». Pour cela,
tel un naturaliste, il observe, compare, archive. Considérant la sociologie
comme un domaine qui peut tendre à une certaine exactitude scientifique, Pareto
lui en applique les principes : la recherche de constantes.
Les actions humaines
s’expliquent. Mais elles sont éclairées, non par les explications que les
hommes eux-mêmes en fournissent, mais par ce qui se cache derrière : la
relation entre ces actes et les « résidus » (manifestations des
instincts). Pareto soulève le voile, plus ou moins épais, qui existe entre les
« raisons » que revendiquent les hommes au sujet de leurs actions, et
ce qui les fait réellement agir : marionnettes mues par les sentiments,
« mais des marionnettes qui parlent et raisonnent » (Aron).
Les hommes pensent, ils
raisonnent – bien ou mal. En fait, ce qu’ils aiment, c’est moins la raison que
l’acte de raisonner.
Pensées, actions, peuvent être
logiques (en adéquation avec un but, considéré de manière objective ou
subjective, selon le niveau de connaissances), ou elles peuvent être
non-logiques, terme que l’on prendra soin de distinguer
d’ « illogique ». L’œuvre de Pareto consiste à classifier, à
illustrer d’exemples tirés de l’histoire des civilisations comme de ceux de son
temps, à ranger le monde des idées et des faits sociaux dans autant de tiroirs
qu’il est nécessaire, comme un entomologiste classe les espèces, les genres,
les familles, les embranchements.
L’entomologiste ne se
préoccupe pas de savoir s’il est « mieux » d’avoir six pattes, ou
quatre, s’il est « moins bien » d’être un invertébré qu’un vertébré.
Pareto ne s’occupe pas davantage de dire si les « renards » (ceux qui
sont davantage imprégnés par « l’instinct des combinaisons ») valent
mieux que les « lions » (chez qui prédomine ce qu’il nomme « la
persistance des agrégats »). Pas davantage, il ne s’agit de préférer les
actions logiques aux actions non-logiques : ces dernières peuvent être
socialement utiles, même si elles sont « fausses ».
Pareto décrit, il classe, il
démontre : pas de monde idéal à chanter, pas de déterminisme, pas
d’historicisme, mais la description de mécanismes sociaux, qui procèdent de
sentiments pour aboutir à des pensées, à des croyances, à des actes. Il se
défend âprement : « Nous n’entendons nous occuper en aucune façon
de la vérité intrinsèque de n’importe quelle religion, foi, croyance
métaphysique, morale ou autre. Ce n’est pas que nous soyons imbu du moindre
mépris pour ces choses, mais seulement qu’elles sortent des limites où nos
désirons rester. Les religions, croyances, etc, nous les considérons seulement
de l’extérieur, pour autant qu’elles sont des faits sociaux. »
Pareto n’est pas le fondateur
d’une « philosophie de l’Histoire », pas plus que d’une philosophie.
D’ailleurs, il se gausse des philosophes : imprécision des termes,
polysémie, raisonnements approximatifs. Kant est renvoyé, comme Hegel, ou
Rousseau, ou Platon, à leurs chères études, idéologues qui s’ignorent, et voilà
qui n’est pas, non plus, pour le rendre sympathique. Il se moque de « l’essence
des choses », et de la
métaphysique. Pareto, c’est un mécanicien qui démonte un moteur pièce par
pièce, un chimiste qui étudie les corps et observe leurs réactions. Comme le
fera plus tard un autre grand méconnu, Louis Rougier, dans les années trente,
il met au jour les traces des croyances affectives sous le vernis d’arguments
pseudo-rationnels.
Une magnifique érudition
Le discours, « simple cliquetis de mots », n’est qu’un habillage, plus ou moins élégant, plus
ou moins révélateur des formes qu’il revêt. Les mots sont piégés par
l’opportune charge affective qu’ils recèlent « termes douteux,
indéterminés, qui ne correspondent à rien de concret » (p. 1006). On ne saurait dire mieux aujourd’hui, où
le verbiage et l’affect dominent comme jamais, sans doute, jusqu’au simple bon
sens, célébré par Bergson. Hautain, le Marquis professe qu’il eût préféré
remplacer les termes qu’il emploie par de simples lettres a, b ou c, s’il
n’avait du renoncer à cette méthode « par crainte que le raisonnement
n’en devienne ainsi trop ennuyeux et obscur » (p. 55). Ce n’est pas que le Traité n’abonde pas en diagrammes et équations. Le lecteur
pressé passera outre ; comme il passera outre les innombrables notes qui
accompagnent le texte, se sentant submergé dans un océan d’érudition. Il aura
tort, d’ailleurs. Cette érudition magnifique est un régal – même si l’on
n’entend pas le grec ou le latin, Pareto ne fait pas l’aumône de traduire.
D’ailleurs, Pareto, une fois que l’on a compris les principes qui le guident (actions logiques et
non-logiques, résidus, dérivations, leurs propriétés, forme générale de la
société, équilibre social dans l’Histoire), peut se lire « en décousu ».
On avance, on saute, curieux on revient en arrière, et l’intérêt ne fait que
grandir.
Pareto ne néglige rien, et
surtout pas ce qui est pourtant essentiel. « Beaucoup de romans nous font
également connaître les opinions existantes ; celles-ci correspondent
souvent à certains faits, et en donnent une idée synthétique, meilleure que
celle qu’on pourrait avoir de témoignages directs, nombreux et confus. « Quand
un livre a beaucoup de lecteurs, il est assez probable qu’il se conforme à
leurs sentiments, et qu’il peut, par conséquent, servir à les faire
connaître. » On pourrait en
dire autant, de nos jours, du cinéma, ou de la façon dont sont relatés ou
ignorés, par les médias, les
faits-divers. Sous l’apparence, il y a du sens, dont parfois même le scripteur
ou le locuteur est peu conscient. Le témoin nous en apprend souvent davantage
par la façon dont il témoigne, de l’ « endroit » d’où il
témoigne, que par l’apparente neutralité qu’il affiche. Il n’est que de lire
les journaux, ou d’écouter la télé, pour s’en convaincre.
Le rejet de l’imposture
Froide neutralité ?
Celle de la méthode, sans doute. Mais l’homme, le sexagénaire qui écrit le Traité, se dévoile dans la puissance (maîtrisée) de ses
formules. Le « caricaturiste impitoyable d’une humanité déraisonnable
et raisonneuse » (Aron) sait
être féroce, mais l’on devine que sous la férocité il y a un homme attentif,
sensible, décrit de son vivant comme affable et brillant causeur.
Il ne pouvait en être
autrement. L’auteur des Systèmes socialistes n’est pas indifférent au devenir de la société.
Ce n’est pas sans une
certaine jubilation qu’on lit ces lignes sur l’égalitarisme : « Les
inférieurs veulent être égaux aux supérieurs, et n’admettent pas que les
supérieurs soient leurs égaux. Au point de vue logique, deux propositions
contradictoires ne peuvent être vraies en même temps […]. Mais la
contradiction disparaît, si l’on considère que la demande d’égalité n’est
qu’une manière déguisée de réclamer un privilège ».
Ses griffes n’épargnent pas,
bien sûr, le socialisme : « Le terme de socialisme a représenté et
représente encore quelque chose de grand, de puissant, de bienfaisant ; et
autour de ce noyau se disposent une infinité de sensations agréables,
d’espérances, de rêves. De même que les anciennes divinités se succédaient, se
dédoublaient, se faisaient concurrence, ainsi de nos jours, outre la divinité
du socialisme, nous avons celles des « réformes sociales » ou des
« lois sociales » ; et les petits dieux ne manquent pas ;
tel « l’art social », « l’hygiène sociale », la
« médecine sociale », et tant d’autres choses qui, grâce à l’épithète
« sociale », participent de l’essence divine. »
Toujours actuel, Pareto
analyse l’indulgence manifestée aux délinquants : « Les sentiments
de pitié sont surtout intenses pour ceux qui sont présents ; ils sont
beaucoup plus faibles pour ceux qui sont absents […]. On ne voit pas la
victime : elle a disparu ; y penser devient un devoir
pénible […] Notez que ces mêmes jurés qui ont aujourd’hui absous un
assassin, s’ils assistent demain à un assassinat, voudront peut-être, avec le
reste de la foule, lyncher celui qui a commis le crime. »
« Bourgeois » et
« révolutionnaires » se voient criblés des mêmes flêches. Ce n’est
pas par nihilisme ou manque de cœur, c’est par rejet de l’imposture. Ainsi, à
propos des conquêtes, coloniales en particulier. « C’est ainsi […] que
les Français délivrèrent les habitants de Madagascar, et, pour les rendre plus
libres, en tuèrent un certain nombre et réduisirent les autres dans un état auquel
il ne manque que le nom d’esclavage […]. On dit tout cela sérieusement, et il y
a même des gens qui le croient. Le chat attrape la souris et la mange ;
mais il ne dit pas qu’il le fait pour le bien de la souris ; il ne
proclame pas le dogme de l’égalité de tous les animaux, et ne lève pas des yeux
hypocrites vers le ciel pour adorer le Dieu de l’univers. »
La fin des « renards » ?
Pareto n’explique pas
« tout ». Quand il éclaire l’homme « par en-dessous », il
ne va pas plus profond qu’il n’a décidé de le faire. Il ne s’intéresse pas aux
fondements innés des comportements humains. Au début du XXème siècle, la
science balbutiait, en matière de génétique, sans même parler d’éthologie. Son
terrain de chasse, ce n’est pas davantage celui que veut explorer Freud, ou
Jung, à la même époque.
Mais on ne parle pas de
Pareto, et surtout quand on mesure ses propres limites, sans avoir l’impression
désagréable de le trahir un peu. Les lignes qui précèdent, dans leur immodestie
d’autodidacte, le feraient sans doute se retourner dans sa tombe genevoise.
Tant pis ! Je suis certain que ce n’est pas le mal interprèter que
d’appliquer sa méthode de décryptage pour expliquer comment le socialisme,
cette erreur anthropologique, peut encore être à l’affiche, dans nos sociétés
féminisées, cent ans après la parution du Traité. Le travail conjugué des rêveurs (les « humanitaires », qui « nous préparent de grandes
tueries ») et celui des malins
(les « spéculateurs »,
dans le sens de Pareto), l’explique fort clairement. Nous en sommes là.
J’ajouterai (c’est
audacieux) que Pareto me fait irrésistiblement penser à Darwin. Darwin,
observateur avisé de la Nature, publiait L’Origine des Espèces alors que Pareto, observateur sentencieux de la
nature humaine dans sa dimension sociale, avait onze ans.
Darwin a fait choir l’homme
de la Création, et l’a rendu à la Nature. Il a fallu du temps. Pareto a tenté
d’arracher l’homme à ses dangereuses illusions raisonneuses. Il n’y a pas
encore réussi, mais ça viendra peut-être.
Puisqu’il faut revenir à
l’actualité, une dernière citation. Pareto, à propos de bétail promis à
l’abattoir : « Eux, au moins, n’avaient pas voté pour le boucher
qui allait les égorger, pour le bourgeois qui allait les manger. »
Élections, pièges à
cons ? Peut-être. Mais ne faut-il pas, même si c’est inutile, voter contre
les égorgeurs de notre Nation ?
L’ « homme de
qualité » qu’est Pareto ne répond pas. Au moins nous ouvre-t-il les yeux.
Il nous apprend comment décrypter.
Le constat est désabusé,
mais peut-être pas désespéré. Et cet humaniste (à sa façon bien
particulière !) nous dit aussi que les « renards » doivent, tôt
ou tard, être supplantés.
Lisez Pareto, il vous dira
pourquoi et comment !
Au fond le socialisme est un instrument de conquête du pouvoir et le moyen le plus efficace de le conserver contre vents et marées contre l'avis général de la population hormis celui des privilégiés du régime.
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