Le
billet de René-Pierre Samary
Ah ! Cette saleté de
mot !
Cette saloperie d’idée, qui
enferme l’Autre (avec majuscule, s’il vous plaît, alterophilie oblige) dans
l’étroite définition qui lui est assignée ; réduit à son sexe, à son
origine, à son phénotype !
Ennemi de tout
réductionnisme, je vais me faire l’avocat du diable.
Messieurs les jurés,
Mesdames les jurées, l’accusé est bien coupable. Je vais plaider les
circonstances atténuantes, et tenter de démontrer que chacun(e) abrite en lui
(et elle) cette bête malfaisante, que l’on nommera au choix stéréotype, idée
reçue, archétype, préjugé… comme le diable peut être Satan, Méphistophélès ou
Lucifer.
Veuillez, Mesdames et
Messieurs, considérer la scène suivante : un homme (une femme) avance vers
vous d’un pas décidé, un rictus cruel sur son visage, un couteau à la main.
Vous concluez illico :
voilà quelqu’un qui en veut à ma peau si perforable.
Erreur ! Cette
personne, en retard pour son travail à la boucherie hallal du coin, est
simplement affligée d’une déformation faciale dont elle ne peut mais. Vous
l’accusez injustement. Vous avez été victime d’un stéréotype, non d’un(e)
présumé(e) assassin(e).
Vous m’objecterez : oui
maiz’enfin, il est probable… et je tiens à l’intégrité de mon épiderme.
Je vous répondrai :
bravo. Vous venez de prononcer les mots qui plaident en ma faveur. La
probabilité d’une chose, plus ou moins haute, entraîne une évaluation entachée
d’un préjugé, et cela d’autant plus que l’enjeu est important, et que la
réaction doit être rapide.
Un guide assez sûr
J’admets que mon exemple
peut paraître caricatural, excessif. Quel rapport peut-il y avoir entre une
réaction instinctive de combat ou de fuite (je vous déconseille la première
option), et l’odieuse attitude consistant à enfermer une catégorie de personnes
dans une sorte de ghetto statistique, un tiroir bien verrouillé où elles
sont sommées de demeurer ? C’est à leur égard une profonde injustice,
et l’esprit de justice est une vertu majeure.
Je vais développer deux
types de considérations, en réponse à la question : pourquoi existe-t-il
des préjugés ?
L’exemple précédent indique
comment ils se construisent : quelques informations élémentaires (rictus,
attitude hostile, couteau) à partir desquelles notre système nerveux central
donne un ordre qui peut se traduire par « courage, fuyons ».
Cette réaction est
nécessairement non-intellectualisée. Elle est bâtie sur une expérience
collectée durant les millions d’années de l’Évolution. L’organisme le plus
simple, l’amibe unicellulaire, esquive à sa façon un environnement défavorable,
bien que dépourvue d’organes locomoteurs et du moindre système nerveux. Nous
faisons de même quand nous éloignons notre doigts d’une allumette enflammée,
sans nous interroger sur ce qu’est un doigt, ce qu’est le feu, et pourquoi ça
fait mal. Quelque chose nous dit que se brûler est douloureux, et que, au vu
d’une attitude hostile, il y a urgence à traiter cette information, et non à la
suite de délibérations intellectuelles. Tous les êtres vivants savent cela, du
plus simple au plus évolué, pour la simple raison que s’ils ne le savaient pas,
ils n’existeraient pas. Le traitement de ce type d’information est
indispensable à la survie de l’individu, donc de l’espèce (pour ce qui est des
super-espèces que sont les sociétés humaines et animales, nous verrons plus
loin).
(Voire. Nous y obéissons
plus souvent qu’on ne le croit, et pas toujours aux meilleurs. Mais l’instinct
est un guide assez sûr, je le constate quand je vois des crabes de plage
grimper aux cocotiers à l’approche d’une marée cyclonique, sans avoir écouté
Météo France, mais passons).
De gros vantards
Chez l’homme, le
développement du néocortex a fait que l’homme (et la femme) possède plusieurs
cerveaux, l’un tout beau tout nickel, d’autres plus ou moins archaïques, mais
bien utiles quand même. Ces différents cerveaux discutent, délibèrent, se
contredisent parfois de façon anarchique, prennent autorité les uns sur les
autres.
Dans nos cerveaux anciens se
sont accumulées par strates successives des informations du type « c’est
chaud, j’enlève mon doigt », et plus tard du type « attitude hostile,
gros balèze, je me barre ».
Dans notre néocortex sont
stockées des informations infiniment plus nombreuses, les capacités de les
extraire et de les comparer, d’explorer mentalement le monde réel et le monde
des idées.
Sous la boîte crânienne,
c’est un peu la Tour de Babel. Le langage de l’émotion et des réflexes innés
voisine avec celui de la pensée analytique. Ceux et celles qui se croient
dépourvus de cerveau reptilien, et croient n’obéir qu’à la logique, sont de
gros vantards.
(Le lecteur aura la bonté de
mettre désormais au féminin tous les mots au masculin, afin d’être équitable,
et ça m’ôtera un travail fastidieux).
C’est notre néocortex qui
nous demandera, une fois revenu sain et sauf à la maison, un peu
essoufflé : cet homme au couteau me voulait-il vraiment du mal ?
C’est lui qui nous demandera :
n’ais-je pas mal agi en obéissant à un préjugé ? Ais-je contrevenu à la
haute vertu de justice ?
Éthique de responsabilité
Vertu de justice (absence de
jugement a priori) et vertu de prudence sont dans la pratique comme deux
canassons tirant chacun de leur côté. Il y a bien un point d’équilibre, et
j’imagine le situer dans l’acceptation de nos cerveaux anciens et nouveau, qui
chacun joue son rôle. Ni animaux ni purs esprits, céder au premier conduit à
l’abêtissement, le nier exclue tout un « savoir » inné au profit du
pur intellectualisme : amputation, dans les deux cas, d’une partie de nos
capacités cognitives. Le simple « bon sens » fait souvent appel aux
deux.
Esprit de justice et esprit
de prudence tiraillent en des sens divergents, entre l’éthique de conviction et
l’éthique de responsabilité. L’idée de l’a priori, du préjugé, s’appuie sur la probabilité d’une
conséquence construite sur l’expérience. Quand les Juifs étaient traqués par la
Gestapo, ou les Koulaks par les sbires de Beria, ils ne supposaient pas que les
bottes qui frappaient à la porte appartinssent à des hommes venus leur
souhaiter shama tova, ou partager
une bouteille de vodka.
Ils avaient construit des
stéréotypes, fort bien informés, du SS et du coco flingueur.
Une évidente absurdité
Le cerveau
« automatique » nous fait obéir à des a priori empiriques indispensables à la survie. Le cerveau
nouveau, analytique si l’on veut, construit et sur-construit à partir de
probabilités admises comme opérationnelles, dont l’éventail d’exactitude
parcourt une trame va du quasiment sûr au franchement erroné, en passant par le
presque certain et le probable. À un certain point, il y a de l’abus, comme
dirait l’autre, d’autant plus que certaines « vérités » peuvent se
révéler obsolètes à la lumière d’une information plus complète. À quel moment
un cliché devient une fausse pièce d’identité ?
Présenter toute
généralisation comme abusive (le fameux il-ne-faut-pas-généraliser) est une
évidente absurdité. Toute pensée s’appuie sur des concepts, qui sont autant de
réductions de diverses variations de l’objet considéré à des constantes. Les
pommes peuvent être d’api ou de reinette , toujours elles tombent. Newton en
tire la théorie de la gravité.
En généralisant.
Ici intervient un paramètre
essentiel, qui éclaire notre scénette de l’homme au couteau. L’intensité d’un
danger est chose différente que sa fréquence. La réaction auto-conservatrice
tient compte en premier lieu de la « hauteur » du risque. Traverser
une rue piétonne les yeux fermés expose à une probabilité assez élevée de se
heurter à un passant.
Pas grave !
Traverser les yeux bandés une voie
ouverte aux automobiles, même rares, personne ne s’y risquerait : danger
de fréquence similaire, mais de haute intensité !
Un préjugé se construira
plus facilement, et solidement, quand le danger est ressenti comme immédiat, et
de forte intensité. Le sentiment (argumenté) que son territoire est envahi
provoquera ce type de phénomène, réflexe qui peut être considéré comme
regrettable, mais nécessaire à la conservation d’un espace géographico-culturel
gardien de ressources, de coutumes intériorisées, de certains modes de vie,
d’une culture spécifique, et cela jusqu’aux règles de politesse comprises comme
un civisme.
Douce et inoffensive
Nous nous déplaçons sans en
être pleinement conscients dans un système de valeurs, un système de
références. Nous portons en nous une vaste collection de stéréotypes, jusqu’à
en attribuer aux animaux. L’aigle – qui doit ses yeux rapprochés au besoin
d’avoir une très bonne vision stéréoscopique – est ressenti comme noble,
impérieux, cruel. Le serpent au déplacement sinueux sera taxé de fausseté. Là,
il y a vraiment de l’abus !
De là, un homme dont le
visage a certains traits « durs » (yeux enfoncés dans les orbites,
bouche mince par exemple), apparaîtra comme décidé, méchant ; alors que la
femme aux lèvres ourlées, au visage lisse, sera vue comme douce et inoffensive
(par analogie au visage enfantin) alors que foisonnent les exemples du
contraire.
Structuration
Tout phénomène touchant à la
morphologie et au psychisme n’existe qu’en fonction d’une nécessité. Le chat a
des griffes recourbées pour attraper des souris.
À quoi sont utiles les
préjugés ?
Ils servent sans doute à
guider nos actions, au niveau infra-rationnel. On n’a pas toujours le temps de
faire dans la dentelle. Les préjugés et autres stéréotypes font dans le gros,
parfois dans le grossier. Le cerveau supérieur fait dans le détail..
Les préjugés sont comme un
savoir peu élaboré, un c’est comme ça ayant pouvoir de structuration.
La pensée pure peut s’élever
au-dessus de cette sagesse prudentielle, elle ne saurait l’éradiquer (avec
toutes les chances d’insuccès) sans danger. Les lois qui gouvernent les
systèmes de parenté chez les peuples primitifs ne s’appuient pas sur des
notions génétiques avertissant des dangers de l’endogamie. Elles étaient
pourtant efficaces, en empêchant les unions plus ou moins incestueuses.
Quand on passe de l’individu
au supra-individuel (les sociétés animales et humaines), les préjugés ne sont
pas moins opérants afin de les structurer. Le squelette structure le corps, au
prix d’une perte de souplesse, mais permet la station debout. Les civilisations
sont charpentées par un ensemble de représentations plus ou moins automatiques,
et cette cohésion se paie au prix d’une certaine rigidité. L’idée que les
groupes humains se font d’eux-mêmes, et des autres, est indispensable à leur
existence. Toute société ne peut être pérenne qu’en portant en elle un certain
nombre d’archétypes élaborés de façon plus ou moins artificielle, et
quasi-instinctive.
La notion de territoire,
vieille comme la vie, est soutenue par un inconscient collectif, dont les
manifestations peuvent être comiques, mais néanmoins nécessaires.
Ses conséquences peuvent
aussi être tragiques, quand ce psychisme collectif est instrumentalisé pour
générer la haine du « différent ».
Bonne et mauvaise diversité
Claude Lévi-Strauss, dans Le
Regard éloigné, soulignait « qu’il
n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus
de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le
genre de vie, respectable en soi-même, s’éloigne par trop de celui auquel on
est traditionnellement attaché. »
Ce sont bien des archétypes
collectifs (des stéréotypes, des préjugés) qui sous-tendent l’idée
d’appartenance. Les mythes collectifs, les manières quasi-innées de se
comporter et de penser, peuvent être vus comme obsolètes, et l’enracinement
être considéré comme un passéisme ringard.
Malheureusement pour nos
demi-intellectuels, la diversité qu’ils adulent n’existe qu’à l’aide de ces
automatismes généralisateurs – de ces stéréotypes, si l’on veut. Le penchant
pour le métissage de ces mêmes maîtres à penser va exactement dans le sens
inverse, mais cette contradiction ne surprend pas, quand on comprend qu’il y a
pour eux une bonne diversité – celle des autres – et une mauvaise diversité –
la nôtre.
De même, il y aura de bons
préjugés – que le préjugé ce soit « mal » en est un – et de mauvais
préjugés : la liste en serait longue, le catalogue est disponible au
Service com’ du Ministère de la Pensée Conforme.
Il y a finalement plusieurs
attitudes concevables par rapport aux préjugés. Au niveau inférieur de la
réflexion, on peut y être pleinement soumis, et c’est dommage. À un niveau
intermédiaire, on les juge haïssables, car réducteurs et auto-réalisateurs.
C’est le cas de nos demi-savants qui nous infligent leur demi-science.
À un niveau plus élevé de la
réflexion, on peut à la fois accepter l’utilité des préjugés, tant individuels
que collectifs, tout en les maintenant à leur place : celle d’une
réflexion rudimentaire mais aussi salvatrice.
Impudence et imprudence
Messieurs et Mesdames les
jurés, j’en termine avec ma péroraison.
Croire – et c’est un préjugé
parmi d’autres - que tout est possible, que rien n’est irréversible, témoigne
de la légèreté toute féminine de l’homme moderne, opposée à la méfiance de
l’homme traditionnel.
Signaler une disposition
« naturelle » pour éventuellement la relativiser (selon le vieux
principe qui veut qu’on ne traite bien que ce que l’on identifie clairement)
est certainement plus conséquent qu’en nier les possibles bienfaits.
Devenue sport national des
pseudo-élites, la chasse aux préjugés bat son plein.
Jamais, sans doute, dans un
monde voué à être conflictuel, l’impudence de ceux qui nous gouvernent n’a eu
pour corollaire autant d’imprudence.
Prochain
sujet : Un certain jour de printemps
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