« Tu ne m’en voudras
pas de ce prénom, Bécassine. Ton véritable patronyme a beaucoup changé, mais tu
es restée la même, à peu près, depuis un demi-siècle.
« Quand j’étais petit
et que je lisais « La Semaine de Suzette (comme le temps passe), j’adorais
Bécassine, personnification de la brave idiote, de la gourde aux bons
sentiments, de la naïve au cœur d’or… Bref, chère Bécassine, une incarnation de
l’étourderie de bonne foi, cette foi qui soulève les montagnes et rassemble les
manifestants.
« L’autre jour, tu
étais à Lyon, Paris, Marseille, Rennes ou Bordeaux, contre le « F
Haine », éternelle et omniprésente Bécassine. Oh, vous n’étiez pas bien
nombreux, mais tu étais là, fidèle au poste, avec tes copines et tes copains.
« Il y a exactement
quarante-six ans, tu étais là aussi. Tu avais le même âge, dix-sept ans. Le
temps n’a pas de prise sur ta jolie frimousse et tes courtes idées. Tu criais
« CRS SS » avec Cohn-Bendit. À l’époque, dans le feu de l’action, tu
as écarté les cuisses au nom de la libération des femmes et de la liberté. Plus
tard, tu t’en serais repentie, si les Dieux ne t’avaient doté de l’éternelle
jeunesse.
« Tu as défilé,
inlassablement. Il y a tant de motifs. Les « dérapages » de
Jean-Marie Le Pen, la loi Fillon, les expulsions de sans-papiers, les skinheads
de Carpentras, la réforme Devaquet… pour Leonarda, contre le CPE, pour le mariage homosexuel, contre
les « discriminations du genre »…
J’étais stupéfait, et je te l’ai dit.
Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans embrigadés
aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir
pour accroître leurs privilèges
montrait à quel point on était arrivé à vous décerveler.
« Je m’y perds, j’ai
l’excuse de l’âge. Soixante-dix et des mèches. Toi, tu as toujours dix-sept
ans. Parfois, j’ai essayé de te rencontrer, au milieu de la foule : ton
enthousiasme juvénile, la conviction avec laquelle tu m’aurais fait part de tes
valeurs, m’auraient sans doute convaincu. Hélas, vous aviez toutes le visage de
Bécassine.
« Je t’ai de nouveau
écrit. C’était, je me souviens, à l’occasion de la manif’ contre la réforme des
retraites, en octobre 2010. Là, c’était impressionnant. Les lycées bloqués, des
milliers lycéens dans la rue. Un garçon avait été grièvement blessé à
Montreuil.
« J’étais stupéfait,
et je te l’ai dit. Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans
embrigadés aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir
pour accroître leurs privilèges montrait à quel point on était arrivé à vous
décerveler.
« J’ai retrouvé ma
lettre, dans un tas de vieux papiers ; une lettre toute gentille. Tu
aurais pu être ma fille.
« Chère Bécassine,
Tu es en grève, comme beaucoup de tes camarades
d’établissement. Sans doute vas-tu, de temps en temps, défiler, porter des
banderoles, crier des slogans. C’est tellement ludique.
Mais comme tu es une jeune fille réfléchie, tu ne
te contentes pas de t’amuser. Tu veux comprendre pourquoi tu participes à ce
carnaval... Je veux dire à ce mouvement. Tu poses des questions avisées. On te
donne des réponses, qui semblent raisonnables.
Tu es élève en terminale L. Tu t’exerces à la
philosophie. L’un des premiers enseignements de la philosophie, c’est de ne pas
se fier, comme les prisonniers de la caverne, à l’apparence des choses.
Quand tu défiles, la foule semble innombrable.
Quelle impression de force irrésistible dans toutes ces personnes marchant
ensemble ! N’oublie pas, néanmoins, qu’elles se chiffrent par centaines de
milliers, tout au plus. Un pays comme la France compte des dizaines de millions
de citoyens. Ce n’est pas le même ordre de grandeur.
Mais qui est dans la rue ? Je vais essayer, de mon
point de vue, de te le dire.
Il y a les fonctionnaires et assimilés,
bénéficiaires de l’emploi à vie ; ensuite, les improductifs, qui sont dans
la rue parce qu’ils croient, à tort, n’avoir rien à perdre ; en troisième
lieu, les niais – pardonne-moi si tu te sens visée -, qui ont bon cœur et sont
sensibles aux concepts creux de justice sociale, pauvreté, exclusion, mais
niais, parce qu’ils soutiennent « ceux qui sont la cause des effets qu’ils
déplorent », la caste des privilégiés.
Il y a les agités, qui cherchent la convivialité
et le plaisir de se retrouver ensemble.
Il y a les malins, ceux qui voient dans tout
mouvement de masse une opportunité pour jouer des coudes. Ceux-là, si
l’ambition et la chance les accompagnent, on les retrouvera plus tard aux
bonnes places. Tu les reconnaîtras : ceux qu’on voyait à la télé, qui
tiennent les mégaphones, et qui s’exercent à l’un des plus vieux métiers du
monde : gardien de moutons.
Il y a enfin les casseurs, peut-être les seuls à
savoir vraiment ce qu’ils veulent, et agissent en conséquence. »
« On est en 2014, et tu as toujours dix-sept
ans. L’autre jour, donc, tu as marché contre le retour du fascisme. Des groupes
de jeunes vous auraient importunés, des noirs et des maghrébins.
« Chère Bécassine,
Tu m’étonnes. J’ai peine à te croire. Tu devrais
savoir qu’il n’y a aucune violence chez les immigrés, sauf celle, légitime, que
provoque leur ostracisation, leurs difficultés pour trouver un emploi, leur
enfermement dans des ghettos, leur pauvreté, tous ces maux dont sont responsables
les Français inhospitaliers et racistes.
Es-tu bien certaine que ceux que tu nommes sur ta
page Facebook « ces enfoirés de casseurs » n’étaient pas de ces
provocateurs soudoyés par le Front National pour vous leurrer, toi et tes amis,
qui défilez courageusement contre le retour de la bête immonde ?
Je crains qu’un malentendu ne fasse vaciller tes
convictions éternellement fraîches et candides.
Bécassine, rassure-moi !
Tu es comme moi d’origine bretonne, mais tu le
sais, nous sommes tous des descendants d’immigrés. L’immigration est un
bienfait, tu m’en as persuadé.
Bécassine, à ce jour, ne m’a
pas répondu. Je sais qu’elle a du mal avec le second degré, cette chère
Bécassine.