Puisque nous avons la chance
de disposer, bien en vue, d’un spécimen exemplaire d’une espèce peut-être en
voie de disparition, étudions-le.
Aux origines de l’espèce
Elle est le fruit d’une longue
évolution, mais qui n’apparaît comme pleinement organisée, au sens zoologique
du terme, que dans les années soixante, il y a un demi-siècle. La communauté
scientifique s’est accordée sur le nom de Soixantuitardus
(S. attardus dans le cas de notre
spécimen). Cette espèce appartient à la vaste famille des Bourgeoisidés, famille fort ancienne dont on sait les vicissitudes
récurrentes jusqu’au point d’être menacée d’extinction, mais qui a toujours
su prospérer dans un environnement redevenu favorable, dont le dernier est
connu comme la période dite « des trente glorieuses ».
Résumons la phylogénèse de Soixantuitardus.
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Classe Egalitaria
Ordre Occidentalis (decadensus)
Famille Bourgeoisidés
Sous-famille Bourgeoisidé humilis
Genre Sinister juvenus
Espèce Soixantuitardus
Sous-espèce S. attardus
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Certains naturalistes, et non
des moindres, voient dans Egalitaria
l’amorce d’une régression évolutive. Cette prise de position explique
l’épithète de decadensis dont ceux-ci
accompagnent l’ordre Occidentalis.
Nous les citons pour mémoire.
Passons à une rapide
présentation du genre Sinister juvenus,
parmi les autres genres de la sous-famille Bourgeoisidés
humilis (B. « honteux », en raison de la propension de cette
sous-famille d’imiter le chant de ses prédateurs), puisque S. juvenus est directement rattaché au phylum de notre spécimen
S. juvenus,
comme on le sait, a muté dans diverses directions, dont l’une peut être
considérée comme l’archétype du genre en raison de son succès sur la scène de
l’Évolution, et malgré sa quasi-disparition de nos jours. Il s’agit de Marxistus : plumage écarlate,
serres repliées en forme de poing, front en marteau, bec à forme de faucille.
Bien qu’en voie d’extinction, on peut encore observer Marxistus chaque année en septembre, quand les derniers
représentants de l’espèce se rassemblent aux environs de Paris pour entonner
leur chant après avoir becqueté des merguez.
Marxistus a
évolué en tant de sous-espèces que la taxinomie veut en faire un genre à
part entière, et S. juvenus un
sous-genre. Nous n’entrerons pas, pour faire court, dans cette discussion
technique. En revanche, il est à remarquer la fascinante diversité des formes
apparentées à Marxistus, depuis Tiermondibus au plumage multicolore
jusqu’à Brutalis au jabot bombé, en
passant par Catolicus, plumage noir
marqué d’une croix, ou encore Ecologicus
au plumage vert pomme strié de rose, oiseau magnifique hélas handicapé par un
déficit en orientation spatiale au point de confondre facilement le Nord et le
Sud. La plupart de ces sous-espèces ont en commun un bec en forme de
trompette, ou si l’on préfère de haut-parleur, particularité bien pratique
pour se faire entendre de leurs congénères à de longues distances.
Admirons en passant
l’inlassable ingéniosité de la Nature, sculpteur, je veux dire sculptrice, de
tant de formes diverses à partir d’un même, je veux dire d’une même
moule ! Et parfois évoluant, sous la pression darwinienne, d’une forme à
l’autre, comme certains représentants de Marxistus
perdant leur plumage rouge au profit d’une livrée de teinte bleu marine…
Mais ne perdons pas de vue le
sujet de notre étude, Soixantuitardus.
L’apparition de Soixantuitardus
Il est à son sujet une
observation qui surplombe les autres. Elle ne concerne pas la forme, mais le
comportement.
Leurs mœurs, généralement
calmes et policés, sont devenus plus grégaires, tout en affichant des attitudes
résolument rebelles, attaquant leurs géniteurs avec des cris violents, jetant
des cailloux dans les mares où ils pataugeaient autrefois, piétinant les
plates-bandes qui les nourrissaient.
Certains spécialistes voient
dans ce bouleversement un cas d’évolution disruptive, d’autres comme moi le
fruit d’une évolution longtemps sous-jacente, mais foin des querelles de
chapelle !
Que s’était-il passé ?
Que trouve-t-on aux premiers
stades de l’apparition de Soixantuitardus ?
Cela sera confirmé par
l’étude de notre spécimen.
Les premières manifestations
comportementales de Soixantuitardus touchent
à un domaine bien précis, celui de l’accès aux femelles. Il s’agissait
de niquer nicher avec elles le plus aisément possible, sans que les vieux mâles
n’y mettent obstacle. Tel était le schéma moteur originel du Soixantuitardus, et les pulsions
auxquelles ils obéissaient. Derrière les jacasseries, les ébouriffements de
plume, les parades, les défis, une constante : mâles et femelles dans le
même nid, libre copulation pour tous. Une poule en valait une autre.
Étrange phénomène : dans
tout le règne animal, la femelle se montre toujours plus sélective. On
le sait depuis les éminents travaux de Pasteur, Charcot, Du Pont de Nemours et
Oswald Spengler, sans oublier Aristophane et Jules Bonnot.
Comment est-il advenu que la
femelle Soixantuitardus se soit
montrée si réceptive aux appels du Soixantuitardus
mâle ? On remarque qu’avec le temps cette réceptivité a diminué. La
femelle S. attardus retourne à des
lois séculaires, et s’emballe moins facilement. Le retour de l’inné ?
Un spécimen, observation
clinique
Notre S. attardus n’a rien d’exceptionnel, et c’est ce qui fait toute sa
valeur. S. attardus pullule dans les
villes et par les champs, ne négligeant aucune niche écologique, notamment
celles que les naturalistes nomment « niches fiscales », douillettes
à ceux qui les occupent. On les voit partout où la lumière est forte et les
perchoirs confortables, objets d’une âpre compétition. Leur goût pour le
fromage est bien connu, de même que la fascinante variété de leurs chants.
Ces caractéristiques n’ont
rien de contradictoire, au contraire, avec ce qui a été noté plus haut. Plus le
fromage est abondant, plus le perchoir est haut placé, plus la femelle S. attardus se montre sensible aux
avances du mâle – quels que soient ses autres attributs.
Notre spécimen, capturé près
de Tulle en Corrèze, et désormais installé dans notre laboratoire parisien,
confirme cette théorie, mais n’anticipons pas.
Morphologie
Le sujet, de taille modeste,
est doté d’une masse adipeuse importante par rapport à sa masse musculaire, et
d’un notable capitonnage sous-cutané. La tête est assez développée par
rapport au corps (néoténie ?). Les yeux, parfois agrandis en boules de
loto, témoignent de l’importance que revêt pour lui le regard d’autrui. Sans
tomber dans l’anthropomorphisme, on peut parler d’un narcissisme inquiet.
Les épaules sont étroites, la
ceinture pelvienne relativement large. Autant de traits qui permettent de
conclure à un dimorphisme sexuel peu accusé. La morphogénèse de S. attardus évoque un processus
d’indifférenciation sexuelle. On peut s’interroger sur le niveau de sécrétion
d’hormones androgènes (testostérone), in
utero et au stade post-natal. Le cerveau semble peu androgénéisé.
Néanmoins, la libido est
forte. Le sujet semble attiré par des femelles dominantes. Nous n’avons
pas pu procéder à une analyse histologique des organes concernés, mais le
caractère cyclique du comportement est symptomatique, sans qu’on ait pu
observer d’ovulation ni de menstrues.
Éthologie
Le sujet présente d’évidentes
aptitudes à l’expression vocale, typique de sa famille. Des gènes communs avec
les psittacidés ont été évoqués. Sans
nous prononcer, notons que les aptitudes verbales sont très développées
chez les femelles Bourgeoisidés, ce
trait confirmant l’efféminisation de la sous-espèce S. attardus.
Le trait le plus
caractéristique de S. attardus est
l’évidente importance de ses pulsions sexuelles. Les différentes femelles que
nous lui avons présenté (en prenant soin d’interposer une vitre) ont provoqué
chez lui une exaltation intense, accompagnée d’une réaction étrange. Son crâne
s’est couvert d’une substance chitineuse, tandis qu’il émettait une
sorte de « rreuh rreuh »
évoquant à la fois un roucoulement et le bruit de moteur à pistons.
Psychisme
Le sujet est visiblement doté
de bonnes capacités cognitives, et surtout d’une bonne mémoire, au détriment
d’aptitudes au raisonnement logique. Il aime visiblement répéter, et s’écoute
babiller, penchant la tête sur son aile comme pour quêter l’approbation. On
note chez lui, comme chez la plupart des Soixantuitardus,
une réactivité intense à certains stimuli verbaux, entraînant une série
de rites compulsifs, dont la fonction cathartique est probable.
Conclusion
Nous avons admis l’hypothèse
d’une espèce en voie de disparition. Son succès actuel semble la démentir. Mais
gardons-nous d’examiner la Nature en référence au temps court.
L’échec d’une spéciation est
provoqué par l’inadaptation, née d’une hyper-spécialisation ; une sorte de
cul-de-sac évolutif.
Le S. attardus semble illustrer cette loi, à l’instar des dinosaures
du crétacé ou du Cervus megaceros du
quaternaire, comme le serait peut-être notre actuel paon commun (hors de l’état
domestique, sa queue démesurée étant à la fois un appât sexuel et un
handicap face aux prédateurs).
J’irai personnellement plus
loin. Le S. attardus, quand ce ne
serait que par sa focalisation sexuelle, me semble caractéristique, non pas
seulement d’une sclérose évolutive, mais d’une véritable involution, un
progrès à rebours, qu’on pourrait grossièrement dépeindre comme un sexe doté de
capacités ambulatoires minimales, d’un psychisme de plus en plus réduit, dont
l’existence dépend toujours plus d’un mécanisme parasitaire, aux dépens
de l’hôte qui le nourrit – bien malgré lui.
Ultime précision : dans
la classe des Aves, c’est la femelle
qui porte le chromosome Y, les mâles étant de caryotype XX.
Chez les oiseaux aussi, la
gynocratie, c’est aujourd’hui.
génial ! je suis morte de rire !
RépondreSupprimerMerci.
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